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ce qu’il y a de plat, de grossier, de haïssable dans le train du monde actuel ! Ah ! ma destinée est intolérable !

« Voyons ce que dit la raison, se dit-il tout à coup. Quand je n’aurais pour mon père aucun des sentiments que je lui dois, en stricte justice je dois lui obéir ; car enfin, le mot d’Ernest s’est trouvé vrai ; je me suis trouvé incapable de gagner quatre-vingt-quinze francs par mois. Si mon père ne me donnait pas ce qu’il faut pour vivre à Paris, ce que je devrais faire pour gagner de quoi vivre ne serait-il pas plus pénible que de faire la cour à madame Grandet ? Non, mille fois non. À quoi bon se tromper soi-même ?

« Dans ce salon, je puis penser, je puis rencontrer des ridicules curieux, des hommes célèbres. Cloué dans le comptoir de quelque négociant d’Amsterdam ou de Londres correspondant de la maison, ma pensée devrait être constamment enchaînée à ce que j’écris, sous peine de commettre des erreurs. J’aimerais bien mieux reprendre ma vie de garnison : la manœuvre le matin, le soir la vie de billard. Avec une pension de cent louis je vivrais fort bien. Mais encore, qui me donnerait ces cent louis ? Ma mère. Mais si elle ne les avait pas, pourrais-je vivre avec ce que produirait la vente de mon mobilier