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c’était une élève de Rubini. Son mérite pour les aquarelles était célèbre, son mari lui faisait quelquefois le compliment de lui en voler une qu’il envoyait vendre, et on les payait 300 francs.

Mais elle ne se contentait pas du mérite d’excellent peintre d’aquarelles, c’était une bavarde effrénée. Malheur à la conversation si quelqu’un venait à prononcer les mots terribles de bonheur, religion, civilisation, pouvoir légitime, mariage, etc.

« Je crois, Dieu me pardonne, qu’elle vise à imiter madame de Staël, se dit Lucien écoutant une de ces tartines. Elle ne laisse rien passer sans y clouer son mot. Ce mot est juste, mais il est d’un plat à mourir, quoique exprimé avec noblesse et délicatesse. Je parierais qu’elle fait provision d’esprit dans les manuels à trois francs[1]. »

Malgré son dégoût parfait pour la beauté aristocratique et les grâces imitatives de madame Grandet, Lucien était fidèle à sa promesse et, deux fois la semaine, il paraissait dans le salon le plus aimable du juste milieu.

Un soir que Lucien rentrait à minuit et qu’il répondait à sa mère qu’il avait été chez les Grandet :

  1. Rien d’aisé comme d’avoir un style noble, lorsqu’on n’exprime rien de neuf. C’est comme dans le monde : être retenu, noble, lorsqu’on n’a jamais une idée à exprimer.