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nous allons sur le théâtre. Soyez heureux, si vous le pouvez, sans nous.

— Eh bien, vous sentez-vous l’âme assez scélérate pour entrer dans la carrière des honneurs[1] ?

— Je serai sincère avec vous, mon père.

  1. Stendhal avait quelques jours auparavant déjà écrit cette scène entre le père et le fils, mais moins poussée. Il garda les deux se réservant de choisir. Voici la première. N. D. L. E.
        [— Je ne vois que ce moyen pour acquérir de l’expérience et me colleter avec la nécessité ; mais une plaisanterie comme celle de Caron ou du duc d’Enghien me ferait fuir au bout du monde…
        — Vous voyez bien que M. N*** vit encore, dont le système actuel ne mène les hommes que par l’argent.
        — Et la prison préventive ?
        — Cela ne regarde pas votre ministère et, j’espère, ne vous regardera pas, dit M. Leuwen père de ce ton dégagé et bon enfant qui met fin aux conversations. Je vais donner ma parole et la vôtre. Amusez ces demoiselles.
        L’une d’elles (la sylphide) avait été du souper donné par Lucien huit mois auparavant. Elle essaya de lui parler avec gaieté.
        — Ma petite Raimonde, vous êtes plus jolie que jamais, lui dit Lucien ; mais j’ai perdu la vue. Actuellement, je n’aime plus que les chevaux et la chasse ; les femmes m’ennuient.
        Ce qu’il prouva en regardant uniquement le théâtre, où l’on donnait Don Juan.
        — Parlez, riez, absolument comme si je n’y étais pas, ajouta-t-il, voyant qu’elles se gênaient.
        — Je ne suis pas dupe, dit Raimonde. Ce ne sont ni les chevaux, ni la chasse qui nous enlèvent le plaisir de vous entendre, ce sont les emprunts espagnols…
        — Monsieur aurait-il des coupons de l’emprunt Guébart ? dit Mlle Séraphie, en prenant un petit ai grave.
        Lucien ne répondit pas, et bientôt elles jasèrent et s’amusèrent entre elles comme s’il n’eût pas été dans la loge.
        Lucien regardait la salle.
        « Me voici au milieu de ce qu’il y a de plus élégant à Paris. » ]