Page:Stendhal - Lucien Leuwen, II, 1929, éd. Martineau.djvu/236

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pénible et visible à quitter l’air farouche du malheur pour prendre l’apparence du respect et de l’amour filial le plus sincère, sentiments très vivants dans son cœur. Mais l’horreur de sa situation depuis la dernière soirée passée à Nancy avait remplacé sa physionomie de bonne compagnie par celle d’un jeune brigand qui paraît devant ses juges.

— Votre mère prétend, continua M. Leuwen père, que vous ne voulez pas retourner à Nancy ? Ne retournez pas en province ; à Dieu ne plaise que je m’érige en tyran. Pourquoi ne feriez-vous pas des folies, et même des sottises ? Il y en a une, pourtant, mais une seule, à laquelle je ne consentirai pas, parce qu’elle a des suites : c’est le mariage ; mais vous avez la ressource des sommations respectueuses… et pour cela je ne me brouillerai pas avec vous. Nous plaiderons, mon ami, en dînant ensemble.

— Mais, mon père, répondit Lucien revenant de bien loin, il n’est nullement question de mariage.

— Eh ! bien, si vous ne songez pas au mariage, moi j’y songerai. Réfléchissez à ceci : je puis vous marier à une fille riche et pas plus sotte qu’une pauvre, et il est fort possible qu’après moi vous ne soyez pas riche. Ce peuple-ci est si fou,