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petits succès et de marcher en avant, je reste comme un benêt, occupé à les savourer, à en jouir. Un serrement de main est une ville de Capoue pour moi ; je m’arrête extasié dans les rares délices d’une faveur si décisive au lieu de marcher en avant. Enfin, je n’ai aucun talent pour cette guerre, et je fais le difficile ! Mais, animal, si tu plais, c’est par hasard, uniquement par hasard… »

Après cent tours dans sa chambre :

« Je l’aime, se dit-il, tout haut, ou du moins je désire lui plaire. Je me figure qu’elle m’aime. [Si elle n’était pas pleine d’humanité pour les lieutenants-colonels, et même pour les lieutenants tout court, ai-je le talent qu’il faut pour réussir auprès d’une femme vraiment délicate ? Saurais-je exalter sa tête jusqu’au point de lui faire oublier complètement ce qu’elle se doit à elle-même ? »

Mais cette répétition du même raisonnement, si elle rendait témoignage de la modestie sincère de notre héros, n’avançait en rien son bonheur. Son cœur avait besoin de trouver à madame de Chasteller un mérite sans tache. Il l’aimait ainsi, il la lui fallait sublime, et cependant sa raison la lui montrait fort différente. Furieux contre lui-même, il s’écriait :

« Ai-je le talent qu’il faut pour réussir