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le rouge et le noir

que le matin, son âme avait eu le temps de s’émouvoir. Il craignait de voir Mathilde se piquer de vanité. Ivre d’amour et de volupté, il prit sur lui de ne pas lui parler.

C’est, selon moi, l’un des plus beaux traits de son caractère ; un être capable d’un tel effort sur lui-même peut aller loin, si fata sinant.

Mademoiselle de La Mole insista pour ramener Julien à l’hôtel. Heureusement il pleuvait beaucoup. Mais la marquise le fit placer vis-à-vis d’elle, lui parla constamment et empêcha qu’il ne pût dire un mot à sa fille. On eût pensé que la marquise soignait le bonheur de Julien ; ne craignant plus de tout perdre par l’excès de son émotion, il s’y livrait avec folie.

Oserai-je dire qu’en rentrant dans sa chambre, Julien se jeta à genoux et couvrit de baisers les lettres d’amour données par le prince Korasoff ?

Ô grand homme ! que ne te dois-je pas ? s’écria-t-il dans sa folie.

Peu à peu quelque sang-froid lui revint. Il se compara à un général qui vient de gagner à demi une grande bataille. L’avantage est certain, immense, se dit-il ; mais que se passera-t-il demain ? un instant peut tout perdre.

Il ouvrit d’un mouvement passionné les Mémoires dictés à Sainte-Hélène par