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a pris à part pour nous annoncer la terrible nouvelle. Je me tournais vers le lac sans autre but que de cacher les larmes de joie dont mes yeux étaient inondés. Tout à coup, à une hauteur immense et à ma droite, j’ai vu un aigle, l’oiseau de Napoléon ; il volait majestueusement, se dirigeant vers la Suisse, et par conséquent vers Paris. Et moi aussi, me suis-je dit à l’instant, je traverserai la Suisse avec la rapidité de l’aigle, et j’irai offrir à ce grand homme bien peu de chose, mais enfin tout ce que je puis offrir, le secours de mon faible bras. Il voulut nous donner une patrie et il aima mon oncle. À l’instant, quand je voyais encore l’aigle, par un fait singulier mes larmes se sont taries ; et la preuve que cette idée vient d’en haut, c’est qu’au même moment, sans discuter, j’ai pris ma résolution et j’ai vu les moyens d’exécuter ce voyage. En un clin d’œil toutes les tristesses qui, comme tu sais, empoisonnent ma vie, surtout les dimanches, ont été comme enlevées par un souffle divin. J’ai vu cette grande image de l’Italie se relever de la fange où les Allemands la retiennent plongée[1] ; elle étendait ses bras meurtris et encore à demi chargés de chaînes vers son roi et son libérateur. Et moi, me suis-je dit, fils encore inconnu de cette mère malheureuse, je partirai,

  1. C’est un personnage passionné qui parle, il traduit en prose quelques vers du célèbre Monti.