Page:Stendhal - La chartreuse de Parme (Tome 1), 1883.djvu/127

Cette page a été validée par deux contributeurs.
— 91 —

Nous ne cacherons point que Fabrice fut très-satisfait de sa personne après avoir parlé des moutons. On marchait en faisant la petite conversation. À deux lieues de là le caporal, toujours fort étonné de ne point voir la cavalerie ennemie, dit à Fabrice :

— Vous êtes notre cavalerie, galopez vers cette ferme sur ce petit tertre, demandez au paysan s’il veut nous vendre à déjeuner ; dites bien que nous ne sommes que cinq. S’il hésite, donnez-lui cinq francs d’avance de votre argent, mais soyez tranquille, nous reprendrons la pièce blanche après le déjeuner.

Fabrice regarda le caporal, il vit en lui une gravité imperturbable, et vraiment l’air de la supériorité morale ; il obéit. Tout se passa comme l’avait prévu le commandant en chef, seulement Fabrice insista pour qu’on ne reprît pas de vive force les cinq francs qu’il avait donnés au paysan.

— L’argent est à moi, dit-il à ses camarades ; je ne paie pas pour vous, je paie pour l’avoine qu’il a donnée à mon cheval.

Fabrice prononçait si mal le français que ses camarades crurent voir dans ses paroles un ton de supériorité ; ils furent vivement choqués, et dès lors dans leur esprit un duel se prépara pour la fin de la journée. Ils le trouvaient fort différent d’eux-mêmes, ce qui les choquait ; Fabrice