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la digue : Napoléon venait de débarquer au golfe de Juan. L’Europe eut la bonhomie d’être surprise de cet événement, qui ne surprit pont le marquis del Dongo, il écrivit à son souverain une lettre pleine d’effusion de cœur ; il lui offrait ses talents et plusieurs millions, et lui répétait que ses ministres étaient des jacobins d’accord avec les meneurs de Paris.

Le 8 mars, à six heures du matin, le marquis, revêtu de ses insignes, se faisait dicter, par son fils aîné, le brouillon d’une troisième dépêche politique il s’occupait avec gravité à la transcrire de sa belle écriture soignée, sur du papier portant en filigrane l’effigie du souverain. Au même instant Fabrice se faisait annoncer chez la comtes se Pietranera.

— Je pars, lui dit-il, je vais rejoindre l’Empereur, qui est aussi roi d’Italie ; il avait tant d’amitié pour ton mari ! Je passe par la Suisse. Cette nuit, à Menaggio, mon ami Vasi, le marchand de baromètres, m’a donné son passeport ; maintenant donne-moi quelques napoléons, car je n’en ai que deux à moi ; mais s’il le faut, j’irai à pied.

La comtesse pleurait de joie et d’angoisse.

— Grand Dieu ! pourquoi faut-il que cette idée te soit venue ! s’écriait-elle en saisissant les mains de Fabrice.

Elle se leva et alla prendre dans l’armoire au linge, où elle était soigneusement cachée, une petite bourse ornée de perles ; c’était tout ce qu’elle possédait au monde.

— Prends, dit-elle à Fabrice ; mais au nom de Dieu ! ne te fais pas tuer. Que restera-t-il à ta malheureuse mère et à moi. si tu nous manques ? Quant au succès de Napoléon, il est impossible, mon pauvre ami ; nos messieurs sauront bien le faire périr. N’as-tu pas entendu, il y a huit jours, à Milan, l’histoire des vingt-trois projets d’assassinat tous si bien combinés et auxquels il n’échappa que par miracle ? et alors il était tout-puissant. Et tu as vu que ce n’est pas la volonté de le perdre qui manque à nos ennemis la France n’était plus rien depuis son départ.

C’était avec l’accent de l’émotion la plus vive que la comtesse parlait à Fabrice des futures destinées de Napoléon.

— En te permettant d’aller le rejoindre, je lui sacrifie ce que j’ai de plus cher au monde, disait-elle.

Les yeux de Fabrice se mouillèrent, il répandit des larmes en embrassant la comtesse, mais sa résolution de partir ne fut pas un instant ébranlée. Il expliquait avec effusion à cette amie si chère toutes les raisons qui le déterminaient, et que nous prenons la liberté de trouver bien plaisantes.

— Hier soir, il était six heures moins sept minutes, nous nous promenions, comme tu sais sur le bord du lac dans l’allée de platanes, au-dessous de la Casa Sommariva, et nous marchions vers le sud. Là, pour la première fois, j’ai remarqué au loin le