Page:Stendhal - La Chartreuse de Parme - T1.djvu/177

Cette page n’a pas encore été corrigée

— Vous avez eu un accident, dit-il à l’étranger en indiquant sa joue du regard.

— Le veturino nous a jetés en bas de la digue du Pô.

Puis le silence recommença et l’employé lançait des regards farouches sur le voyageur.

« J’y suis, se dit Fabrice, il va me dire qu’il est fâché d’avoir une mauvaise nouvelle à m’apprendre et que je suis arrêté. » Toutes sortes d’idées folles arrivèrent à la tête de notre héros, qui dans ce moment n’était pas fort logique. Par exemple, il songea à s’enfuir par la porte du bureau qui était restée ouverte.

« Je me défais de mon habit ; je me jette dans le Pô, et sans doute je pourrai le traverser à la nage. Tout vaut mieux que le Spielberg. » L’employé de police le regardait fixement au moment où il calculait les chances de succès de cette équipée, cela faisait deux bonnes physionomies. La présence du danger donne du génie à l’homme raisonnable, elle le met pour ainsi dire au-dessus de lui-même à l’homme d’imagination elle inspire des romans, hardis il est vrai, mais souvent absurdes.

Il fallait voir l’œil indigné de notre héros sous l’œil scrutateur de ce commis de police orné de ses bijoux de cuivre. « Si je le tuais, se disait Fabrice, je serais condamné pour meurtre à vingt ans de galère ou à la mort, ce qui est bien moins fâcheux que le Spielberg avec une chaîne de cent vingt livres à chaque pied et huit onces de pain pour toute nourriture, et cela dure vingt ans ; ainsi je n’en sortirais qu’à quarante-quatre ans. » La logique de Fabrice oubliait que, puisqu’il avait brûlé son passeport, rien n’indiquait à l’employé de police qu’il fût le rebelle Fabrice del Dongo.

Notre héros était suffisamment effrayé, comme on le voit ; il l’eût été bien davantage s’il eût connu les pensées qui agitaient le commis de police. Cet homme était ami de Giletti ; on peut juger de sa surprise lorsqu’il vit son passeport entre les mains d’un autre ; son premier mouvement fut de faire arrêter cet autre, puis il songea que Giletti pouvait bien avoir vendu son passeport à ce beau jeune homme qui apparemment venait de faire quelque mauvais coup à Parme. « Si je l’arrête, se dit-il, Giletti sera compromis ; on découvrira facilement qu’il a vendu son passeport ; d’un autre côté, que diront mes chefs si l’on vient à vérifier que moi, ami de Giletti, j’ai visé son passeport porté par un autre ? » L’employé se leva en bâillant et dit à Fabrice :

— Attendez, monsieur.

Puis, par habitude de police, il ajouta :

— Il s’élève une difficulté.

Fabrice dit à part soi : « Il va s’élever ma fuite. »

En effet, l’employé quittait le bureau dont il laissait la porte ouverte, et le passeport était resté sur la table de sapin. « Le danger est évident, pensa Fabrice ; je vais prendre mon passeport