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s’il n’eût interposé entre lui et les gendarmes un lambeau de vieille toile qu’il cloua contre la fenêtre et auquel il fit deux trous pour les yeux.

Les cloches ébranlaient l’air depuis dix minutes, la procession sortait de l’église, les mortaretti se firent entendre. Fabrice tourna la tête et reconnut cette petite esplanade garnie d’un parapet et dominant le lac, où si souvent, dans sa jeunesse, il s’était exposé à voir les mortaretti lui partir entre les jambes, ce qui faisait que le matin des jours de fête sa mère voulait le voir auprès d’elle.

Il faut savoir que les mortaretti (ou petits mortiers) ne sont autre chose que des canons de fusil que l’on scie de façon à ne leur laisser que quatre pouces de longueur ; c’est pour cela que les paysans recueillent avidement les canons de fusil que, depuis 1796, la politique de l’Europe a semés à foison dans les plaines de la Lombardie. Une fois réduits à quatre pouces de longueur, on charge ces petits canons jusqu’à la gueule, on les place à terre dans une position verticale, et une traînée de poudre va de l’un à l’autre ; ils sont rangés sur trois lignes comme un bataillon, et au nombre de deux ou trois cents, dans quelque emplacement voisin du lieu que doit parcourir la procession. Lorsque le Saint-Sacrement approche, on met le feu à la traînée de poudre, et alors commence un feu de file de coups secs, le plus inégal du monde et le plus ridicule ; les femmes sont ivres de joie. Rien n’est gai comme le bruit de ces mortaretti entendu de loin sur le lac, et adouci par le balancement des eaux ; ce bruit singulier et qui avait fait si souvent la joie de son enfance chassa les idées un peu trop sérieuses dont notre héros était assiégé, il alla chercher la grande lunette astronomique de l’abbé, et reconnut la plupart des hommes et des femmes qui suivaient la procession. Beaucoup de charmantes petites filles que Fabrice avait laissées à l’âge de onze ou douze ans étaient maintenant des femmes superbes, dans toute la fleur de la plus vigoureuse jeunesse ; elles firent renaître le courage de notre héros, et pour leur parler il eût fort bien bravé les gendarmes.

La procession passée et rentrée dans l’église par une porte latérale que Fabrice ne pouvait apercevoir, la chaleur devint bientôt extrême même au haut du clocher ; les habitants rentrèrent chez eux et il se fit un grand silence dans le village. Plusieurs barques se chargèrent de paysans retournant à Bellagio, à Menaggio et autres villages situés sur le lac ; Fabrice distinguait le bruit de chaque coup de rame : ce détail si simple le ravissait en extase ; sa joie actuelle se composait de tout le malheur, de toute la gêne qu’il trouvait dans la vie compliquée des cours. Qu’il eût été heureux en ce moment de faire une lieue sur ce beau lac si tranquille et qui réfléchissait si bien la profondeur des