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aux hasards de la guerre sa jeune femme si belle et sa sœur. La haine que ce marquis avait pour nous était égale à sa peur, c’est-à-dire incommensurable : sa grosse figure pâle et dévote était amusante à voir quand il me faisait des politesses. Le lendemain de son retour à Milan, je reçus trois aunes de drap et deux cents francs sur la contribution des six millions : je me remplumai, et devins le chevalier de ces dames, car les bals commencèrent. »

L’histoire du lieutenant Robert fut à peu près celle de tous les Français ; au lieu de se moquer de la misère de ces braves soldats, on en eut pitié, et on les aima.

Cette époque de bonheur imprévu et d’ivresse ne dura que deux petites années ; la folie avait été si excessive et si générale, qu’il me serait impossible d’en donner une idée, si ce n’est par cette réflexion historique et profonde : ce peuple s’ennuyait depuis cent ans.

La volupté naturelle aux pays méridionaux avait régné jadis à la cour des Visconti et des Sforce, ces fameux ducs de Milan. Mais depuis l’an 1624, que les Espagnols s’étaient emparés du Milanais, et emparés en maîtres taciturnes, soupçonneux, orgueilleux, et craignant toujours la révolte, la gaieté s’était enfuie. Les peuples, prenant les mœurs de leurs maîtres,