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DE L’AMOUR

à manger, son oncle, sa gouvernante et le vieux botaniste ne purent s’empêcher de partir d’un éclat de rire : « Approche-toi donc, dit le vieux comte de S…, ancien chevalier de Saint-Louis, blessé à Quiberon, approche-toi, mon Ernestine ; tu es mise comme si tu avais voulu te déguiser ce matin en femme de quarante ans. » À ces mots elle rougit, et le plus vif bonheur se peignit sur les traits de la jeune fille. « Dieu me pardonne ! dit le bon oncle à la fin du repas, en s’adressant au vieux botaniste, c’est une gageure ; n’est-il pas vrai, monsieur, que mademoiselle Ernestine a, ce matin, toutes les manières d’une femme de trente ans ? Elle a surtout un petit air paternel en parlant aux domestiques qui me charme par son ridicule ; je l’ai mise deux ou trois fois à l’épreuve pour être sûr de mon observation. » Cette remarque redoubla le bonheur d’Ernestine, si l’on peut se servir de ce mot en parlant d’une félicité qui déjà était au comble.

Ce fut avec peine qu’elle put se dégager de la société après déjeuner. Son oncle et l’ami botaniste ne pouvaient se lasser de l’attaquer sur son petit air vieux. Elle remonta chez elle, elle regarda le chêne. Pour la première fois, depuis vingt heures, un nuage vint obscurcir sa félicité, mais sans qu’elle pût se rendre compte de