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faites avec l’Empereur. Ses récits ne ressemblaient guère aux relations officielles. On en jugera. Dans une affaire fort chaude, haranguait les soldats près de se débander ; voici en quels termes : “ — En avant ! s. n. d. D. J~ai le cul rond comme une pomme, soldats ! j’ai le cul rond comme une pomme ! ” — “ Dans le moment du danger, disait B, cela paraissait une harangue ordinaire, et je suis persuadé que César et Alexandre ont dit dans de telles occasions d’aussi grosses bêtises. ” Parti de Moscou, B se trouva, le soir du troisième jour de la retraite, avec environ mille cinq cents hommes, séparé du gros de l’armée par un corps russe considérable. On passa une partie de la nuit à se lamenter, puis les gens énergiques haranguèrent les poltrons, et, à force d’éloquence, les engagèrent à s’ouvrir un chemin, l’épée à la main, dès que le jour permettrait de distinguer l’ennemi. Autre genre d’allocution militaire :

“ Tas de canailles, vous serez tous morts demain, car vous êtes trop j.-f. pour prendre un fusil et vous en servir, etc. ” Ces paroles sublimes ayant produit leur effet, à la petite pointe du jour on marcha résolument aux Russes, dont on voyait encore briller les feux de bivouac.

On y arrive sans être découvert, et l’on trouve un chien tout seul. Les Russes étaient partis dans la nuit.

Pendant la retraite, il n’avait pas trop souffert de la faim, mais il lui était absolument impossible de se rappeler comment il avait mangé et ce qu’il avait mangé, si ce n’est un morceau de suif qu’il avait payé 20 francs, et dont il se souvenait encore avec délices.

Il avait emporté de Moscou le volume des Facéties de Voltaire, relié en maroquin rouge, qu’il avait pris dans une maison qui brûlait. Ses camarades trouvaient cette action un peu légère : dépareiller une magnifique édition ! Lui-même en éprouvait une espèce de remords.

Un matin, aux environs de la Bérézina, il se présenta à M. D, rasé et habillé avec quelque soin :

“ Vous avez fait votre barbe ! lui dit M. D, vous êtes un homme de cœur.”

M. B, auditeur au Conseil d’État, m’a dit qu’il devait la vie à B, qui, prévoyant l’encombrement des ponts, l’avait obligé à passer la Bérézina, le soir qui précéda la déroute.