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où il était tombé ; je ne pus obtenir de lui ni une parole, ni le moindre signe ; on le transporta à son logement, rue Neuve des Petits-Champs. Là, toutes les ressources de l’art furent épuisées sans succès, et il y rendit le dernier soupir, le mercredi 23 mars 1842, à deux heures du matin, sans souffrance aucune, sans avoir prononcé un seul mot, et à l’âge de cinquante-neuf ans un mois vingt-huit jours.

On connaît maintenant l’homme supérieur qui a été une énigme vivante pour la plupart de ses contemporains. Quelques remarques générales compléteront ce que j’avais à en dire.

L’amitié a ses droits et ses devoirs, les uns et les autres s’exercent ou s’accomplissent, au gré des circonstances qui leur donnent l’occasion de se produire. Beyle en a plus particulièrement connu les droits, non certainement qu’il fût dépourvu d’obligeance ; mais son imagination vive, passionnée, n’avait guère à s’occuper des égards, des soins, des prévenances que l’amitié impose journellement, sans qu’aucun des deux intéressés songe à se prévaloir de ses avances. Beyle n’a rendu que peu de services relativement au nombre de ceux qu’il a reçus. Ceci a moins tenu à un mauvais vouloir qu’à une fâcheuse disposition de son esprit, dont l’extrême mobilité ne lui permettait pas toujours de suivre ses bons penchants. Au moment de faire une démarche utile à un ami, si un plaisir s’offrait, il oubliait l’ami et courait au plaisir. La nature ne lui avait pas départi ce sentiment divin qui remplissait le cœur de Montaigne pour La Boétie ; elle lui avait refusé le bonheur de connaître :

« Cette amitié qui possède l’âme, et la régente en toute souveraineté ! »

Ainsi que J. J. Rousseau, Beyle se croyait beaucoup d’ennemis et se préoccupait trop habituellement de ce qu’ils pouvaient tenter pour lui nuire. Avec cette triste monomanie, et aussi d’après quelques passages de ses écrits, on aurait pu le supposer méchant, vindicatif : personne au monde ne l’a jamais été moins que lui ; il était incapable de haine. Le plaisir de dire un bon mot pouvait l’égarer au point de blesser profondément son meilleur ami ; mais il n’y avait là