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que cette multitude passait sous ses yeux. C’est sur les bords du Niémen que l’auteur de l’Histoire de la peinture en Italie réunit les premières idées du chapitre sur les tempéraments qu’il y a inséré ; c’est aussi là qu’il reconnut que le tempérament sanguin était celui le plus dominant chez les Français.

Il suivit le quartier général à Moscou, et assista à l’incendie de l’antique métropole de la Russie. Aux premières lueurs de cet immense cataclysme de flammes, il sortit précipitamment au milieu de la rue, croyant avoir le spectacle si désiré d’une aurore boréale ; mais son erreur fut bientôt dissipée, en voyant le Kremlin tout en feu, et en entendant le bruit des tambours, battant le rappel sur tous les points.

Pendant le cours de cette désastreuse campagne, Beyle remplit momentanément les fonctions de directeur général de l’approvisionnement des places de Minsk, Witepsck et Mohiloff. Il rendit un grand service à Orcha, en donnant trois jours de vivres à l’armée, les seuls vivres qu’on ait eus de Moscou à la Bérésina.

Après avoir perdu dans la retraite chevaux, voitures, argent et effets, il vint reprendre à Paris son inspection du mobilier de la couronne. À propos des pertes éprouvées par Beyle dans cette retraite de Moscou, il en est une qui mérite d’être mentionnée particulièrement. Avant de se mettre en route, il jugea convenable de prendre quelques précautions particulières pour le cas où l’argent de poche viendrait à lui manquer. Sa sœur remplaça tous les boutons d’une redingote par des pièces de vingt francs et de quarante francs soigneusement recouvertes de drap. À son retour, sa sœur lui demanda si ce moyen lui avait bien réussi. Il n’y avait plus songé depuis son départ ; à force de fouiller dans sa mémoire, il se rappela vaguement avoir donné la vieille redingote à un garçon d’auberge près de Wilna et avec les boutons d’or cousus à Paris. Ce trait est vraiment caractéristique, car Beyle était précautionneux à l’excès, oublieux comme personne, insouciant au plus haut degré.

Ce voyage en Russie, accompagné de tant de péripéties sublimes et douloureuses, avait singulièrement modifié le caractère de Beyle. À son retour, il ne retrouva plus les pas-