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chassé d’un régiment et cherchait à se raccrocher à un autre.

» M. Burelviller répondait à mes questions et m’apprenait à monter à cheval ; nous faisions l’étape ensemble, allions prendre ensemble notre billet de logement, et cela dura jusqu’à Milan.

» Comme le sacrifice de ma vie à ma fortune était fait et parfait, j’étais excessivement hardi à cheval ; mais hardi en demandant toujours au capitaine Burelviller : Est-ce que je vais me tuer ? Heureusement mon cheval était suisse, pacifique et raisonnable comme un Suisse ; s’il eût été romain et traître, il m’eût tué cent fois.

» Le capitaine s’appliqua à me former en tout ; et il fut pour moi, de Genève à Milan, pendant un voyage de quatre à cinq lieues par jour, ce qu’un excellent gouverneur doit être pour un jeune prince. Notre vie était une conversation agréable, mêlée d’événements singuliers et non sans quelque petit péril ; par conséquent impossibilité de l’apparence la plus éloignée de l’ennui. Je n’osais dire mes chimères, en parlant littérature à ce vieux roué de vingt-huit ou trente ans, qui paraissait le contraire de l’émotion. Dès que nous arrivions à l’étape, je le quittais, je donnais l’étrenne à son domestique pour bien soigner mon cheval ; puis j’allais rêver en paix. »

Malgré la difficulté des chemins et la saison encore rigoureuse, ici commence pour Beyle une époque d’enthousiasme et de plaisirs vifs. Plusieurs fois je lui ai entendu dire :

« J’ai eu un lot exécrable de sept à dix-sept ans ; mais depuis le passage du mont Saint-Bernard, je n’ai plus eu à me plaindre du destin ; mais, au contraire, à m’en louer. »

Nos deux voyageurs passèrent à Rolles, jolie petite ville du canton de Vaud, le 10 mai. Le son des cloches du temple protestant, joint à la beauté du site, et la vue du lac Léman, jetèrent Beyle dans une véritable extase. Des sensations d’une tout autre nature l’attendaient au grand Saint-Bernard, qu’il traversa le 22 mai, deux jours après le premier consul[1]. Ce ne fut pas sans courir quelques dangers que l’écuyer novice

  1. Toute l’armée française passa le Saint-Bernard les 17, 18, 19 et 20 mai 1800.