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l’instruction, et depuis quarante ans avait été le promoteur de tout ce qui s’était fait de littéraire et de philanthropique à Grenoble. Aussi, lorsqu’il fut question d’organiser l’école centrale, on le plaça à la tête du jury, et, en cette qualité, il présenta à l’administration départementale les professeurs qui devaient y faire les cours. Déjà fondateur de la bibliothèque publique de Grenoble, il dut à sa considération dans le monde d’être le chef de l’école centrale.

Dès lors le goût de Beyle pour les livres était déjà très-développé ; en avoir en toute propriété lui semblait le bonheur suprême. Aussi l’un des premiers actes d’indépendance que lui permit la faculté de sortir seul, fut l’achat des Œuvres de Florian ; il y employa un louis d’or de vingt-quatre livres, formant tout son avoir. Nous dévorions en cachette les candides romans du bon Florian. Que de battements de cœur, que de sensations nouvelles ne nous firent pas éprouver Estelle, Galatée, Gonsalve, Numa !

À cette époque, nous ressentions, avec toute la vivacité de l’enfance, les émotions patriotiques excitées journellement par les victoires des armées républicaines ; d’autre part, nous partagions les opinions royalistes de nos parents. On le voit, notre éducation politique n’était guère avancée.

Un soir de janvier 1797, entre sept et huit heures, Beyle et moi, en compagnie de dix autres camarades, nous commîmes un attentat. On avait accroché à l’arbre de la Fraternité, joli tilleul, transplanté à son grand regret sur la place Grenette, une toile peinte encadrée, portant, avec quelques attributs, ces mots en gros caractères :

Haine à la royauté, constitution de l’an III.

Un de nous tira sur l’emblème républicain un coup de pistolet fortement chargé de gros plomb et de chevrotines : le tableau en fut complètement défiguré. Cette espièglerie fort compromettante, prise d’abord au sérieux, jeta nos familles, déjà très-mal notées à la Commune, dans une mortelle inquiétude. Ces douze écoliers, se rendant coupables d’un semblable outrage envers le gouvernement existant, furent considérés, au premier moment, comme les sentinelles avancées d’une