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hasard avait portées jusqu’à lui et qui lui paraissaient le comble de l’horreur, quelques mois auparavant, ne furent plus à ses yeux que des exagérations perfides ou de mauvais goût. Ma belle cousine n’est point satisfaite, se disait-il, d’une naissance illustre, d’une fortune immense. La grande existence que lui assurent sa conduite irréprochable, la prudence de son esprit, sa bienfaisance savante est peut-être pour elle un moyen et non pas un but.

Madame de Bonnivet a besoin de pouvoir. Mais elle est fort délicate sur l’espèce de ce pouvoir. Les respects qu’on obtient par le grand état dans le monde, par le crédit à la cour, par tous les avantages que l’on peut réunir dans une monarchie, ne sont plus rien pour elle, elle en jouit depuis trop longtemps, ils l’ennuient. Quand on est roi, que peut-il manquer ? — d’être Dieu.

Elle est blasée sur les plaisirs donnés par les respects des intérêts, il lui faut les respects du cœur. Elle a besoin de la sensation qu’éprouve Mahomet quand il parle à Seïde, et il me semble que j’ai été fort près de l’honneur d’être Seïde.

Ma belle cousine ne peut remplir sa vie avec la sensibilité qui lui manque. Il lui faut, non pas des illusions touchantes ou sublimes, non pas le dévouement et la passion d’un seul homme, mais se voir regarder comme une prophétesse par une foule d’adeptes, et surtout si l’un d’eux se révolte, pouvoir le briser à l’instant. Elle a trop de positif dans le caractère, pour se contenter d’illusions ; il lui faut la réalité de la puissance, et si je continue à lui parler à cœur ouvert sur bien des choses, un jour ce pouvoir absolu pourra s’exercer à mes dépens.

Il ne se peut pas qu’elle ne soit bientôt assiégée par des lettres anonymes ; on lui reprochera mes visites trop fréquentes. La duchesse d’Ancre, piquée de mes négligences pour son salon, se permettra, peut-être, de la calomnie di-