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commandait, mademoiselle de Zohiloff cachait sous l’apparence d’une douceur parfaite une volonté ferme, digne de l’âpre climat où elle avait passé son enfance. Sa mère, proche parente de mesdames de Bonnivet et de Malivert, se trouvant à la cour de Louis XVIII à Mittau, avait épousé un colonel russe. M. de Zohiloff appartenait à l’une des plus nobles familles du gouvernement de Moscou ; mais le père et le grand-père de cet officier, ayant eu le malheur de s’attacher à des favoris bientôt après envoyés en Sibérie, avaient vu rapidement diminuer leur fortune.

La mère d’Armance mourut en 1811 ; elle perdit bientôt après le général de Zohiloff, son père, tué à la bataille de Montmirail. Madame de Bonnivet, apprenant qu’elle avait une parente isolée dans une petite ville au fond de la Russie, avec cent louis de rente pour toute fortune, n’hésita pas à la faire venir en France. Elle l’appelait sa nièce et comptait la marier en obtenant quelque grâce de la cour ; le bisaïeul maternel d’Armance avait été cordon bleu. On voit qu’à peine âgée de dix-huit ans, mademoiselle de Zohiloff avait déjà éprouvé d’assez grands malheurs. C’est pour cela peut-être que les petits événements de la vie semblaient glisser sur son âme sans parvenir à l’émouvoir. Quelquefois il n’était pas impossible de lire dans ses yeux qu’elle pouvait être vivement affectée, mais on voyait que rien de vulgaire ne parviendrait à la toucher. Cette sérénité parfaite, qu’il eût été si flatteur de lui faire oublier un instant, s’alliait chez elle à l’esprit le plus fin, et lui valait une considération au-dessus de son âge.

Elle devait à ce singulier caractère, et surtout à de grands yeux bleus foncés qui avaient ces regards enchanteurs, l’amitié de tout ce qui se trouvait de femmes distinguées dans la société de madame de Bonnivet ; mais mademoiselle de Zohiloff avait aussi beaucoup d’ennemies. C’est en vain que sa tante avait cherché à la corriger de l’impossibilité où