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intime ; si Octave n’eût pas réclamé la clef du serre-papier, on se fût aperçu désagréablement de l’absence de mademoiselle de Zohiloff, et à son retour elle aurait peut-être eu à essuyer quelque petit regard fort mesuré, mais fort dur. Armance était pauvre, elle n’avait que dix-huit ans, et madame de Bonnivet avait trente ans passés ; elle était fort belle encore, mais Armance aussi était belle.

Les deux amies s’étaient arrêtées devant la cheminée d’un grand boudoir voisin du salon. Armance avait voulu montrer à Méry un portrait de lord Byron dont M. Philips, le peintre anglais, venait d’envoyer une épreuve à sa tante. Octave entendit très-distinctement ces mots comme il passait dans le dégagement près du boudoir : « Que veux-tu ? Il est comme tous les autres ! Une âme que je croyais si belle être bouleversée par l’espoir de deux millions ! » L’accent qui accompagnait ces mots si flatteurs, que je croyais si belle, frappa Octave comme un coup de foudre ; il resta immobile. Quand il continua à marcher, ses pas étaient si légers que l’oreille la plus fine n’aurait pu les entendre. Comme il repassait près du boudoir avec le jeu d’échecs à la main, il s’arrêta un instant ; bientôt il rougit de son indiscrétion et rentra au salon. Les paroles qu’il venait de surprendre n’étaient pas décisives dans un monde où l’envie sait revêtir toutes les formes ; mais l’accent de candeur et d’honnêteté qui les avait accompagnées retentissait dans son cœur. Ce n’était pas là le ton de l’envie.

Après avoir remis le jeu chinois à la marquise, Octave se sentit le besoin de réfléchir ; il alla se placer dans un coin du salon derrière une table de wisk, et là son imagination lui répéta vingt fois le son des paroles qu’il venait d’entendre. Cette profonde et délicieuse rêverie l’occupait depuis longtemps, lorsque la voix d’Armance frappa son oreille. Il ne songeait pas encore aux moyens à employer pour regagner