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complétement fou, et souvent cette idée lui évita des coups d’épée.

Retenu dans son lit par les blessures légères dont nous venons de parler, il avait dit à sa mère, simplement comme il disait tout : J’étais furieux, j’ai cherché querelle à des soldats qui me regardaient en riant, je me suis battu et n’ai trouvé que ce que je mérite, après quoi il avait parlé d’autre chose. Avec Armance de Zohiloff, sa cousine, il était entré dans de plus grands détails. « J’ai des moments de malheur et de fureur qui ne sont pas de la folie, lui disait-il un soir, mais qui me feront passer pour fou dans le monde comme à l’école polytechnique. C’est un malheur comme un autre ; mais ce qui est au-dessus de mon courage, c’est la crainte de me trouver tout à coup avec un sujet de remords éternel, ainsi qu’il faillit m’arriver lors de l’accident de ce pauvre Pierre. — Vous l’avez noblement réparé, vous lui donniez non pas seulement votre pension, mais votre temps, et s’il se fût trouvé les moindres principes d’honnêteté, vous auriez fait sa fortune. Que pouviez-vous de plus ? — Rien sans doute, une fois l’accident arrivé, ou je serais un monstre de ne l’avoir pas fait. Mais ce n’est pas tout, ces accès de malheur qui sont de la folie à tous les yeux, semblent faire de moi un être à part. Je vois les plus pauvres, les plus bornés, les plus malheureux, en apparence, des jeunes gens de mon âge, avoir un ou deux amis d’enfance qui partagent leurs joies et leurs chagrins. Le soir, je les vois s’aller promener ensemble, et ils se disent tout ce qui les intéresse ; moi seul, je me trouve isolé sur la terre. Je n’ai et je n’aurai jamais personne à qui je puisse librement confier ce que je pense. Que serait-ce de mes sentiments si j’en avais qui me serrent le cœur ! Suis-je donc destiné à vivre toujours sans amis, et ayant à peine des connaissances ! Suis-je donc un méchant ? ajouta-t-il en soupirant. — Non sans doute, mais vous fournissez des prétextes aux personnes qui ne vous aiment pas, lui dit Armance du