Page:Stendhal, De l’amour, Lévy, 1853.djvu/76

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
46
ŒUVRES DE STENDHAL.

un grand air de bonté, et vivait avec des filles ; du reste, à peine noble, fort pauvre, et ne venant pas à la cour.

Non-seulement il ne faut pas la méfiance, mais il faut la lassitude de la méfiance, et pour ainsi dire l’impatience du courage contre les hasards de la vie. L’âme, à son insu, ennuyée de vivre sans aimer, convaincue malgré elle par l’exemple des autres femmes, ayant surmonté toutes les craintes de la vie, mécontente du triste bonheur de l’orgueil, s’est fait, sans s’en apercevoir, un modèle idéal. Elle rencontre un jour un être qui ressemble à ce modèle, la cristallisation reconnaît son objet au trouble qu’il inspire, et consacre pour toujours au maître de son destin ce qu’elle rêvait depuis longtemps[1].

Les femmes sujettes à ce malheur ont trop de hauteur dans l’âme pour aimer autrement que par passion. Elles seraient sauvées si elles pouvaient s’abaisser à la galanterie.

Comme le coup de foudre vient d’une secrète lassitude de ce que le catéchisme appelle la vertu, et de l’ennui que donne l’uniformité de la perfection, je croirais assez qu’il doit tomber le plus souvent sur ce qu’on appelle dans le monde de mauvais sujets. Je doute fort que l’air Caton ait jamais occasionné de coup de foudre.

Ce qui les rend si rares, c’est que, si le cœur qui aime ainsi d’avance a le plus petit sentiment de sa situation, il n’y a plus de coup de foudre.

Une femme rendue méfiante par les malheurs n’est pas susceptible de cette révolution de l’âme.

Rien ne facilite les coups de foudre comme les louanges données d’avance et par des femmes à la personne qui doit en être l’objet.

Une des sources les plus comiques des aventures d’amour, ce sont les faux coups de foudre. Une femme ennuyée, mais non sensible, se croit amoureuse pour la vie pendant toute une soi-

  1. Plusieurs phrases prises à Crébillon, tome III.