Page:Stendhal, De l’amour, Lévy, 1853.djvu/75

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
45
DE L’AMOUR.

m’a ravie à moi-même et à la raison. Je ne puis par aucune parole peindre, d’une manière qui approche de la réalité, jusqu’à quel point, seulement à l’apercevoir, allèrent le désordre et le bouleversement de tout mon être. Je rougis de penser avec quelle rapidité et quelle violence j’étais entraînée vers lui. Si sa première parole, quand enfin il me parla, eût été : « M’adorez-vous ? » en vérité je n’aurais pas eu la force de ne pas lui répondre : « Oui. » J’étais loin de penser que les effets d’un sentiment pussent être à la fois si subits et si peu prévus. Ce fut au point qu’un instant je crus être empoisonnée.

« Malheureusement vous et le monde, ma chère amie, savez que j’ai bien aimé Herman : eh bien, il me fut si cher au bout d’un quart d’heure, que depuis il n’a pas pu me le devenir davantage. Je voyais tous ses défauts, et je les lui pardonnais tous, pourvu qu’il m’aimât.

« Peu après que j’eus dansé avec lui, le roi s’en alla ; Herman, qui était du détachement de service, fut obligé de le suivre. Avec lui, tout disparut pour moi dans la nature. C’est en vain que j’essayerais de vous peindre l’excès de l’ennui dont je me sentis accablée dès que je ne le vis plus. Il n’était égalé que par la vivacité du désir que j’avais de me trouver seule avec moi-même.

« Je pus partir enfin. À peine enfermée à double tour dans mon appartement, je voulus résister à ma passion. Je crus y réussir. Ah ! ma chère amie, que je payai cher ce soir-là et les journées suivantes, le plaisir de pouvoir me croire de la vertu ! »

Ce que l’on vient de lire est la narration exacte d’un événement qui fit la nouvelle du jour, car au bout d’un mois ou deux la pauvre Wilhelmine fut assez malheureuse pour qu’on s’aperçût de son sentiment. Telle fut l’origine de cette longue suite de malheurs qui l’ont fait périr si jeune et d’une manière si tragique, empoisonnée par elle ou par son amant. Tout ce que nous pûmes voir dans ce jeune capitaine, c’est qu’il dansait fort bien ; il avait beaucoup de gaieté, encore plus d’assurance,


3.