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DE L’AMOUR.

CHAPITRE XVIII.


On remarque au théâtre une chose analogue envers les acteur chéris du public : les spectateurs ne sont plus sensibles à ce qu’ils peuvent avoir de beauté ou de laideur réelle. Lekain, malgré sa laideur remarquable, faisait des passions à foison. Garrick aussi, par plusieurs raisons, mais d’abord parce qu’on ne voyait plus la beauté réelle de leurs traits ou de leurs manières, mais bien celle que depuis longtemps l’imagination était habituée à leur prêter, en reconnaissance et en souvenir de tous les plaisirs qu’ils lui avaient donnés ; et, par exemple, la figure seule d’un acteur comique fait rire dès qu’il entre en scène.

Une jeune fille qu’on menait aux Français pour la première fois pouvait bien sentir quelque éloignement pour Lekain durant la première scène ; mais bientôt il la faisait pleurer ou frémir ; et comment résister aux rôles de Tancrède[1] ou d’Orosmane ? Si pour elle la laideur était encore un peu visible, les transports de tout un public, et l’effet nerveux qu’ils produisent sur un jeune cœur[2] parvenaient bien vite à l’éclipser. Il ne res-

  1. Voir madame de Staël, dans Delphine, je crois : voilà l’artifice des femmes peu jolies.
  2. C’est à cette sympathie nerveuse que je serais tenté d’attribuer l’effet prodigieux et incompréhensible de la musique à la mode (à Dresde, pour Rossini, 1821). Dès qu’elle n’est plus de mode, elle n’en devient pas plus mauvaise pour cela, et cependant elle ne fait plus d’effet sur les cœurs de bonne foi des jeunes filles. Elle leur plaisait peut-être aussi comme excitant les transports des jeunes gens.
    Madame de Sévigné (Lettre 202, le 6 mai 1672) dit à sa fille : « Lully avait fait un dernier effort de toute la musique du roi ; ce beau Miserere y était encore augmenté ; il y eut un Libera où tous les yeux étaient pleins de larmes. »
    On ne peut pas plus douter de la vérité de cet effet que disputer l’es-