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DE L’AMOUR.

plaisirs ne peuvent pas être usés par des rappels à volonté, qu’ils se renouvellent avec tant de force, dès que quelque objet vient nous tirer de la rêverie consacrée à la femme que nous aimons, et nous la rappeler plus vivement par quelque nouveau rapport[1].

Un vieil architecte sec la rencontrait tous les soirs dans le monde. Entraîné par le naturel, et sans faire attention à ce que je lui disais[2], un jour je lui en fis un éloge tendre et pompeux, et elle se moqua de moi. Je n’eus pas la force de lui dire : Il vous voit chaque soir.

Cette sensation est si puissante qu’elle s’étend jusqu’à la personne de mon ennemie qui l’approche sans cesse. Quand je la vois, elle me rappelle tant Léonore, que je ne puis la haïr dans ce moment, quelque effort que j’y fasse.

On dirait que par une étrange bizarrerie du cœur, la femme aimée communique plus de charme qu’elle n’en a elle-même. L’image de la ville lointaine où on la vit un instant[3]jette dans une plus profonde et plus douce rêverie que sa présence elle-même. C’est l’effet des rigueurs.

La rêverie de l’amour ne peut se noter. Je remarque que je puis relire un bon roman tous les trois ans avec le même plaisir. Il me donne des sentiments conformes au genre de goût tendre qui me domine dans le moment, ou me procure de la variété dans mes idées, si je ne sens rien. Je puis aussi écouter avec plaisir la même musique, mais il ne faut pas que la mémoire cherche à se mettre de la partie. C’est l’imagination uniquement qui doit être affectée ; si un opéra fait plus de plaisir à la vingtième représentation, c’est que l’on com-

  1. Les parfums.
  2. Voir la note 1 de la page 11.
  3. Nessun maggior dolore
    Che ricordarsi del tempo felice
    Nella miseria.

    Dante, Inf., cant. v