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DE L’AMOUR.

CHAPITRE X.


Pour preuve de la cristallisation, je me contenterai de rappeler l’anecdote suivante[1].

Une jeune personne entend dire qu’Édouard, son parent, qui va revenir de l’armée, est un jeune homme de la plus grande distinction ; on lui assure qu’elle en est aimée sur sa réputation ; mais il voudra probablement la voir avant de se déclarer et de la demander à ses parents. Elle aperçoit un jeune étranger à l’église, elle l’entend appeler Edouard, elle ne pense plus qu’à lui, elle l’aime. Huit jours après, arrive le véritable Edouard ; ce n’est pas celui de l’église, elle pâlit, et sera pour toujours malheureuse si on la force à l’épouser.

Voilà ce que les pauvres d’esprit appellent une des déraisons de l’amour.

Un homme généreux comble une jeune fille malheureuse des bienfaits les plus délicats ; on ne peut pas avoir plus de vertus, et l’amour allait naître, mais il porte un chapeau mal retapé, et elle le voit monter à cheval d’une manière gauche ; la jeune fille s’avoue en soupirant qu’elle ne peut répondre aux empressements qu’il lui témoigne.

Un homme fait la cour à la femme du monde la plus honnête, elle apprend que ce monsieur a eu des malheurs physiques et ridicules : il lui devient insupportable. Cependant elle n’avait nul dessein de se jamais donner à lui, et ces malheurs secrets ne nuisent en rien à son esprit et à son amabilité. C’est tout simplement que la cristallisation est rendue impossible.

Pour qu’un être humain puisse s’occuper avec délices à diviniser un objet aimable, qu’il soit pris dans la forêt des Ardennes ou au bal de Coulon, il faut d’abord qu’il lui semble parfait,

  1. Empoli, juin 1819.