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DE L’AMOUR.
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5o  La première cristallisation[1] commence.

On se plaît à orner de mille perfections une femme de l’amour de laquelle on est sûr ; on se détaille tout son bonheur avec une complaisance infinie. Cela se réduit à s’exagérer une propriété superbe, qui vient de nous tomber du ciel, que l’on ne connaît pas, et de la possession de laquelle on est assuré.

Laissez travailler la tête d’un amant pendant vingt-quatre heures, et voici ce que vous trouverez :

Aux mines de sel de Salzbourg, on jette dans les profondeurs abandonnées de la mine un rameau d’arbre effeuillé par l’hiver ; deux ou trois mois après, on le retire couvert de cristallisations brillantes : les plus petites branches, celles qui ne sont pas plus grosses que la patte d’une mésange, sont garnies d’une infinité de diamants mobiles et éblouissants ; on ne peut plus reconnaître le rameau primitif.

Ce que j’appelle cristallisation, c’est l’opération de l’esprit, qui tire de tout ce qui se présente la découverte que l’objet aimé a de nouvelles perfections.

Un voyageur parle de la fraîcheur des bois d’orangers à Gênes, sur le bord de la mer, durant les jours brûlants de l’été : quel plaisir de goûter cette fraîcheur avec elle !

Un de vos amis se casse le bras à la chasse : quelle douceur de recevoir les soins d’une femme qu’on aime ! Être toujours avec elle et la voir sans cesse vous aimant ferait presque bénir la douleur ; et vous partez du bras cassé de votre ami pour ne plus douter de l’angélique bonté de votre maîtresse. En un mot, il suffit de penser à une perfection pour la voir dans ce qu’on aime.

Ce phénomène, que je me permets d’appeler la cristallisation, vient de la nature qui nous commande d’avoir du plaisir et qui nous envoie le sang au cerveau, du sentiment que les plaisirs augmentent avec les perfections de l’objet aimé, et de

  1. Voir, pour plus ample explication de ce mot, le Rameau de Salzbourg (fragment inédit) à la fin du volume.