Page:Stendhal, De l’amour, Lévy, 1853.djvu/18

Cette page a été validée par deux contributeurs.
XII
ŒUVRES DE STENDHAL.

d’exactitude d’un traité philosophique, qui n’est qu’une description suivie de toutes ces faiblesses.

Les personnages graves, qui jouissent dans le monde du renom d’hommes sages et nullement romanesques, sont bien plus près de comprendre un roman, quelque passionné qu’il soit, qu’un livre philosophique, où l’auteur décrit froidement les diverses phases de la maladie de l’âme nommée amour. Le roman les émeut un peu ; mais à l’égard du traité philosophique, ces hommes sages sont comme des aveugles qui se feraient lire une description des tableaux du Musée, et qui diraient à l’auteur : « Avouez, monsieur, que votre ouvrage est horriblement obscur. » Et qu’arrivera-t-il si ces aveugles se trouvent des gens d’esprit, depuis longtemps en possession de cette dignité, et ayant souverainement la prétention d’être clairvoyants ? Le pauvre auteur sera joliment traité. C’est aussi ce qui lui est arrivé lors de la première édition. Plusieurs exemplaires ont été actuellement brûlés par la vanité furibonde de gens de beaucoup d’esprit. Je ne parle pas des injures, non moins flatteuses par leur fureur : l’auteur a été déclaré grossier, immoral, écrivant pour le peuple, homme dangereux, etc. Dans les pays usés par la monarchie, ces titres sont la récompense la plus assurée de qui s’avise d’écrire sur la morale et ne dédie pas son livre à la madame Dubarry du jour. Heureuse la littérature si elle n’était pas à la mode, et si les seules personnes pour qui elle est faite voulaient bien s’en occuper ! Du temps du Cid, Corneille n’était qu’un bon homme pour M. le marquis de Danjeau[1]. Aujourd’hui, tout le monde se croit fait pour lire M. de Lamartine ; tant mieux pour son libraire ; mais tant

  1. Voir page 120 des Mémoires de Danjeau, édition Genlis.