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ŒUVRES DE STENDHAL.

meure, car la crainte du mépris viendra tôt ou tard arrêter tout court la cristallisation.

Rien n’est odieux aux gens médiocres comme la supériorité de l’esprit : c’est là, dans le monde de nos jours, la source de la haine ; et si nous ne devons pas à ce principe des haines atroces, c’est uniquement que les gens qu’il sépare ne sont pas obligés de vivre ensemble. Que sera-ce de l’amour, où, tout étant naturel, surtout de la part de l’être supérieur, la supériorité n’est masquée par aucune précaution sociale ?

Pour que la passion puisse vivre, il faut que l’inférieur maltraite son partner, autrement celui-ci ne pourra pas fermer une fenêtre sans que l’autre ne se croie offensé.

Quant à l’être supérieur, il se fait illusion, et l’amour qu’il sent, non-seulement ne court aucun risque, mais presque toutes les faiblesses, dans ce que nous aimons, nous le rendent plus cher.

Immédiatement après l’amour-passion et payé de retour, entre gens de la même portée, il faut placer, pour la durée, l’amour à querelles où le querellant n’aime pas. On en trouvera des exemples dans les anecdotes relatives à la duchesse de Berri (Mémoires de Duclos).

Participant à la nature des habitudes froides fondées sur le côté prosaïque et égoïste de la vie et compagnes inséparables de l’homme jusqu’au tombeau, cet amour peut durer plus longtemps que l’amour-passion lui-même. Mais ce n’est plus l’amour, c’est une habitude occasionnée par l’amour, et qui n’a de cette passion que les souvenirs et le plaisir physique. Cette habitude suppose nécessairement des âmes moins nobles. Chaque jour il se forme un petit drame, « Me grondera-t-il ? » qui occupe l’imagination, comme dans l’amour-passion chaque jour on avait besoin de quelque nouvelle preuve de tendresse. Voir les anecdotes sur madame d’Houdetot et Saint-Lambert[1].

  1. Mémoires de madame d’Épinay, je crois, ou de Marmontel.