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DE L’AMOUR.

moyen de vous faire aimer, vous font voir un nouvel avantage du rival.

Vous rencontrez une jolie femme galopant dans le parc[1], et le rival est fameux par ses beaux chevaux, qui lui font faire dix milles en cinquante minutes.

Dans cet état la fureur naît facilement ; l’on ne se rappelle plus qu’en amour, posséder n’est rien, c’est jouir qui fait tout ; l’on s’exagère le bonheur du rival, l’on s’exagère l’insolence que lui donne ce bonheur, et l’on arrive au comble des tourments, c’est-à-dire à l’extrême malheur, empoisonné encore d’un reste d’espérance.

Le seul remède est peut-être d’observer de très-près le bonheur du rival. Souvent vous le verrez s’endormir paisiblement dans le salon où se trouve cette femme, qui, à chaque chapeau qui ressemble au sien et que vous voyez de loin dans la rue, arrête le battement de votre cœur.

Voulez-vous le réveiller, il suffit de montrer votre jalousie. Vous aurez peut-être l’avantage de lui apprendre le prix de la femme qui le préfère à vous, et il vous devra l’amour qu’il prendra pour elle.

À l’égard du rival, il n’y a pas de milieu : il faut ou plaisanter avec lui de la manière la plus dégagée qu’il se pourra, ou lui faire peur.

La jalousie étant le plus grand de tous les maux, on trouvera qu’exposer sa vie est une diversion agréable. Car alors nos rêveries ne sont pas toutes empoisonnées et tournant au noir (par le mécanisme exposé ci-dessus) ; l’on peut se figurer quelquefois qu’on tue ce rival.

D’après ce principe, qu’on ne doit jamais envoyer des forces à l’ennemi, il faut cacher votre amour au rival, et, sous un prétexte de vanité et le plus éloigné possible de l’amour, lui dire en grand secret, avec toute la politesse possible, et de l’air le plus

  1. Montagnola, 13 avril 1819.