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ŒUVRES DE STENDHAL.

bizarre : une femme tendre et souverainement délicate, un ange de pureté, sur l’avis d’une c… sans délicatesse, fuit le seul et immense bonheur qui lui reste, pour paraître, avec une robe d’une éclatante blancheur, devant un gros butor de juge qu’on sait aveugle depuis cent ans, et qui crie à tue-tête : « Elle est vêtue de noir. »


CHAPITRE XXXI.

EXTRAIT DU JOURNAL DE SALVIATI.


Ingenium nobis ipsa puella facit.
Propert., II, 1.

Bologne, 29 avril 1818.


Désespéré du malheur où l’amour me réduit, je maudis mon existence. Je n’ai le cœur à rien. Le temps est sombre, il pleut, un froid tardif est venu rattrister la nature qui, après un long hiver, s’élançait au printemps.

Schiassetti, un colonel en demi-solde, un ami raisonnable et froid, est venu passer deux heures avec moi. « Vous devriez renoncer à l’aimer. — Comment faire ? Rendez-moi ma passion pour la guerre. — C’est un grand malheur pour vous de l’avoir connue. » J’en conviens presque, tant je me sens abattu et sans courage, tant la mélancolie a aujourd’hui d’empire sur moi. Nous cherchons ensemble quel intérêt a pu porter son amie à me calomnier auprès d’elle ; nous ne trouvons rien que ce vieux proverbe napolitain : « Femme qu’amour et jeunesse quittent se pique d’un rien. » Ce qu’il y a de sûr, c’est que cette femme cruelle est enragée contre moi ; c’est le mot d’un de ses amis.