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8 MES MÉMOIRES

le dire quand je fus une jeune fille, parce qu’elle était très belle et très bonne. Ma mère avait de grands yeux noirs très tendres et, quand elle retirait son peigne, sa chevelure d’ébène coulait jusqu’à ses pieds. Sa bonté était calme et souriante ; elle ignorait le mal, avait des naïvetés exquises et ne comprit jamais grand’chose aux réalités de la vie, parce qu’elle ne les voyait pas. Elle donnait et dépensait sans compter, avec des indulgences aussi inconscientes que charmantes et se laissait vivre simplement, béatement, incapable d’enthousiasme fervent ou de découragement profond, d’effort ou de souci grave. Edouard adorait Emilie ; Emilie adorait Edouard et tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Je fus élevée par des institutrices et des professeurs à demeure. L’une d’elles, interrogée trente-cinq ans plus tard, devait dire qu’à l’âge de cinq ans, je mentais beaucoup, mais me faisais pardonner mes mensonges par mon talent de comédienne ! Lors de mon procès à la Cour d’assises de Paris, l’avocat général fit grand état de cette terrible accusation et y vit l’indice certain de ma précoce perversité !... Pour moi, je crois que tous les enfants normaux racontent, plus ou moins, des « histoires », et je suis ravie d’avoir été une petite fille normale ; quant à mon talent de comédienne, j’ai trop vu de petites filles de cinq ans, depuis, pour y croire sérieusement. Un sourire, et passons.

Mon père surveilla mon éducation avec un soin charmant. Mon école fut à la maison, dans une grande chambre du premier étage. Je la vois encore cette belle chambre claire, qui donnait sur le parc dont les arbres frétillants d’oiseaux furent la cause de bien des distractions. Je revois les deux tableaux noirs, l’un qui se recouvrait à intervalles réguliers de chiffres abhorrés ; l’autre où s’alignaient des mots et des phrases, des noms de pays et des noms de gens. Mon père, l’air sévère, venait voir où en était sa « toute petite » et il faisait des recomman-