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MONTAIGNE.

n’importe où, étant écrits « à pièces décousues ». Ils entrent complaisamment dans le calcul de l’écrivain, qui était de fuir comme la peste toute apparence de traité systématique ; et, au lieu de se fâcher, ils sourient (en les sautant, d’ailleurs) aux chapitres de vain remplissage où notre gentilhomme, de peur d’être pris pour un moraliste, disserte sur les « Pouces » ou sur les « Destriers ».

La trivialité de ses confidences lui a réussi. Notez qu’elle aurait pu lui nuire et le rendre un peu ridicule. C’est un coup de hasard qu’il jouait : il l’a gagné. Rousseau, moins puéril, cynique avec solennité, l’a perdu ; après avoir tourné les têtes d’une ou deux générations d’atrabilaires, il porte enfin la peine de ces défauts trop antifrançais : le manque de bon sens et de belle humeur. Jamais Montaigne n’a cessé d’être un favori de la nation ; même le xvue siècle, ennemi déclaré des impertinences de son Moi, en subissait malgré lui le charme. On peut plausiblement déduire les raisons de la sympathie, comme de l’antipathie ; mais, quand on a tout dit, il reste « le je ne sais quoi », et cet attrait indéfinissable est celui qui ravit les cœurs. Je crois qu’il n’aurait nullement déplu à notre philosophe, grand adorateur de « la Fortune », qu’on la fît intervenir pour une bonne part dans l’explication de son succès. Ce qui ne me paraît pas douteux, c’est le rôle de cette divinité non seulement dans la composition de l’ouvrage, mais dans ce qui en fait le caractère original et unique : l’auteur n’avait point arrêté,