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n’ayant aucun de ces talismans, je fis décharger les ânes, et donnai les ordres nécessaires pour une traversée immédiate ; car il est mal de souhaiter des choses hors de notre atteinte en face des réalités de ce monde.

Kingouéré, le passeur, nous guettait de l’autre côté de l’eau ; il répondit civilement à notre appel ; et manœuvrant avec adresse l’énorme tronc d’arbre qui lui servait de bac, il le fit glisser au milieu des tourbillons et des remous, et arriva à la place où nous l’attendions.

Pendant que les uns mettaient les bagages dans la pirogue, les autres préparaient une longue corde, qui attachée au cou des ânes, devait permettre de les diriger et de leur faire gagner l’autre bord.

Après avoir mis la chose en train, j’allai m’asseoir sur un vieux canot, et je m’amusai à cingler le crâne épais des hippopotames avec mon fusil n° 12. Le raïfle de Winchester, calibre 44, un présent de l’honorable Edward Joy Morris, notre ministre à Constantinople, ne leur fit qu’une légère écorchure, pas beaucoup plus de mal que la fronde d’un gamin n’en ferait à un bœuf L’arme était d’une précision parfaite, car dix fois de suite, je frappai les têtes au sommet, juste entre les deux oreilles

Un vieux mâle, qui avait l’air d’un sage, fut touché près de l’oreille droite. Au lieu de plonger, comme avaient fait les autres, il tourna froidement les yeux vers moi, et parut me dire : « Pourquoi gaspiller de la sorte des cartouches précieuses ? » Je répondis à cette question pleine de sens, par une balle d’une once et quart, balle qui arracha au vieux sage un rugissement de douleur. Il disparut, revint sur l’eau, voulut se dresser et retomba en se débattant dans une horrible agonie. Ses gémissements étaient si douloureux, que je m’abstins d’un nouveau sacrifice ; et je laissai la horde tranquille.

Pendant les quelques minutes passées dans l’attente du bac, j’acquis sur ces lourds habitants des eaux d’Afrique de légères connaissances. Lorsque pas un bruit étranger ne les inquiète, ils se rassemblent dans une eau peu profonde, sur quelque banc de sable, où ils ont la moitié du corps exposée au soleil. Calmes et somnolents, ils ressemblent ainsi à une bande d’énormes cochons. Au moindre bruit qui révèle un intrus, ils plongent brusquement, fouettant l’eau jusqu’à la rendre écumeuse, et s’éparpillent dans la rivière. Puis quelques têtes reparaissent, chassent l’eau des narines par un souffle sonore, respirent largement, et