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Une heure après nous sommes en route, et d’une allure que jamais, en aucun temps, ma bande n’a égalée. Pas un de ses membres dont l’exaltation ne soit au comble ; il y a dans leur marche un élan, une impétuosité qui annonce clairement ce qui se passe dans leur esprit. Mes sentiments, du reste, me donnent la mesure des leurs, et j’avoue sans honte la grande joie qui me possède. Je suis fier de penser que j’ai réussi ; mais franchement j’en suis moins heureux que de l’espérance de m’asseoir demain à une table chargée des excellentes choses de ce monde. Quel honneur je vais faire au jambon, aux pommes de terre, au vrai pain !

C’est déplorable, n’est-ce pas, un pareil état moral ? Ah ! mes amis, attendez que la famine ou des aliments grossiers, une nourriture écœurante, vous ait réduits à l’état de squelette, que vous ayez traversé les boues recouvertes d’eau de la Makala, fait cinq cent vingt-cinq milles[1] à pied en trente-cinq jours, par le temps que nous avons eu, et vous penserez aussi qu’un tel repas est digne des dieux.

Certes, après avoir accompli notre mission, après les fatigues, les anxiétés du voyage, les querelles avec les chefs cupides, après la marche de cette dernière quinzaine dans les marais du Styx, nous sommes heureux d’approcher du repos de Beulah.

Pouvons-nous faire autrement que d’exprimer notre bonheur en brûlant notre poudre jusqu’au dernier grain, en poussant des hourras jusqu’à en être enroués, en saluant de nos yambos tous ceux qui arrivent de la côte ?

Assurément non, pensent tous mes Vouangouana ; et je partage si bien leur ivresse, que je leur permets toutes les extravagances.

Nous entrons à Bagamoyo au coucher du soleil. « De nouveaux pèlerins dans la ville ! » disait-on à Beulah. « Le Mousoungou est revenu, » crie-t-on à Bagamoyo ; et demain nous atteindrons Zanzibar ; nous franchirons la Porte-d’Or ; nous ne verrons, ne sentirons, ne goûterons plus rien qui répugne à l’estomac.

La trompe du kirangozi a la puissance du cor d’Astolphe. Arabes et indigènes nous entourent. Ce drapeau, dont les étoiles ont brillé sur le Tanganika, dont la vue a promis assistance à Livingstone en détresse, est de retour à la côte ; il y reparaît déchiré, en lambeaux, mais avec honneur.

Nous sommes dans la ville. Sur les marches d’une grande mai-

  1. Près de neuf cents kilomètres.