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ne m’avait ému autant que les misères, les déceptions, les angoisses dont j’entendais le récit. Je commençais à m’apercevoir que « d’en haut les dieux surveillent justement les affaires des hommes » et à reconnaître la main d’une Providence qui dirige tout avec bonté.

Ces faits sont dignes de réflexion. La pensée de chercher Livingstone vint à M. Bennett en octobre 1869. À cette époque nous étions prêts tous les deux : lui à donner l’argent, moi à faire le voyage. Mais observez que je n’allai pas immédiatement à cette recherche. Avant de l’entreprendre, j’avais à remplir des tâches nombreuses, à franchir des milliers de milles. Supposez que je sois allé directement à Zanzibar ; sept ou huit mois après, je pouvais être à Oujiji ; mais le grand voyageur était alors sur les rives du Loualaba. J’aurais été obligé de suivre sa trace dans les forêts du Manyéma, et le long des sinuosités de son fleuve. Le temps que je mis à remonter le Nil, à revenir à Jérusalem, à Constantinople, à traverser la Russie méridionale, le Caucase et la Perse, fut employé par Livingstone en découvertes fructueuses.

Remarquez en outre que je suis arrivé à Kouihara vers la fin de juin, et que j’ai dû à la guerre de passer trois mois dans l’Ounyanyembé, trois mois d’une vie maussade et irritante. Mais pendant que je m’exaspérais, Livingstone était obligé de reprendre le chemin du lac ; il venait à ma rencontre. Sa marche devait être de quatre mois ; et lorsque après avoir rompu ma chaîne, couru au sud, puis au nord, puis à l’ouest, franchissant l’Oukonongo, l’Oukahouendi et l’Ouvinza, je gagnai l’Oujiji, Livingstone y était seulement depuis trois semaines, se reposant sous sa véranda, les yeux tournés vers la route par laquelle j’arrivais. Fussé-je venu directement en Afrique, ou rien ne m’eût-il arrêté à Kouihara, je ne l’aurais pas trouvé[1].

  1. S’il n’y avait eu à ces retards, qui ont permis la rencontre, d’autres motifs que les détours du chemin ou ses difficultés, nous comprendrions la réflexion précédente. Si même il ne s’agissait que de la fièvre et des maux personnels de l’auteur, nous trouverions naturel que dans sa joie, et avec l’abnégation qui le caractérise, il se félicitât de les avoir subis. Mais ces délais providentiels ont eu pour cause, d’une part, la triste guerre, où, comme toujours, l’élite du pays a disparu ; de l’autre, cette longue série de « déceptions et d’angoisses » plus émouvantes que l’agonie des suppliciés. Ce qui a forcé Livingstone à reprendre le chemin du lac, c’est la misère, créée parle naufrage et par la désertion ; ce qui l’a retenu à Oujiji, c’est le vol de Shérif, le dépouillant de tout son avoir ; nous ne parlons pas de sa maladie, prévue peut-être avec la même bonté. Que dirait-on si, voulant faire réussir un projet, quelque puissant de la terre suscitait, comme moyen, le fer et la flamme, le manque de foi, la cupidité et le vol ? Et dans quel but ? Le grand fait de ce voyage, ce n’est pas la satisfaction donnée à la curiosité publique ; c’est le secours porté si vaillamment ;