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mort avait de bonne heure hanté Julie Hasden. En mars 1888, au moment même où ceux qui l’entouraient commençaient à concevoir sur sa santé les plus graves inquiétudes et s’efforçaient de lui faire entrevoir l’espérance mensongère d’une prochaine guérison, elle envisageait avec une sérénité bien rare pour son âge et son sexe l’idée de l’éternelle séparation. Est-ce bien une jeune fille de dix-neuf ans qui a écrit ces vers si fermes, empreints d’une philosophie si haute et si résignée ?


Je ne hais point la vie et ne crains pas la mort,
Car la mort est féconde et source de lumière,
Ce n’est pas d’un sommeil éternel que s’endort
Le mourant qui s’affaisse en fermant la paupière.

Mais l’âme prend sa course et dans un autre monde
Va dans de nouveaux corps tour à tour aborder,
Comme une coupe-fée où l’on boit à la ronde,
Dont chacun a sa part, sans jamais la vider.

Le corps même, qui reste ici-bas solitaire,
Quand l’âme l’a quitté pour s’envoler ailleurs,
Sert encore au travail incessant de la terre,
Et ce sont nos cercueils qui la parent de fleurs.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


« La vie, disait elle encore dans un cahier de Pensées dont nous ne connaissons que de trop rares fragments, la vie, c’est une rivière qu’on traversé à la nage ; ceux qui arrivent le plus tôt à l’autre bord sont les plus heureux ». Et la mort finissait par lui apparaître comme le but désiré ; elle chantait un véritable hymne en son honneur.

Voici des vers datés du 16 avril 1888, deux ou trois semaines avant le départ de Julie Hasdeu pour cette patrie roumaine qu’elle aimait tant, cinq mois avant le suprême départ pour cette patrie idéale dont rêvait son âme inquiète. Elle n’a même pas eu le temps de les revoir ni de les corriger. À notre avis ils méritent de prendre place parmi ce que la poésie contemporaine a produit de plus exquis et de plus élevé :


Allons mon âme, allons bien loin,
Allons dans l’invisible espace.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Allons-nous-en dans l’infini
De l’idéal sonder les cimes,
Errer dans les hauteurs sublimes,
Dans le ciel bleu, séjour béni…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Ô viens… ainsi nous jouirons
Du bonheur dans sa plénitude,
Si la route nous semble rude,
À la fin nous arriverons.
Et puis là-haut nous goûterons
Le silence et la solitude.

Et nous dévoilerons soudain
L’éternel et profond mystère
Que l’infini s’obstine à taire
À l’homme qui le cherche en vain ;
Et nous sourirons de dédain
Aux vains systèmes de la terre !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Hélas ! ineffable tourment !
Âme qui te sais immortelle,
Tu voudrais bien ouvrir ton aile
Et t’élancer au firmament,
Mais tu ne peux — cruel tourment,
Te délivrer du corps rebelle.

En vain tu prends un fol essor
Afin de rêver solitaire,
De rêver au problème austère
Comme un avare à son trésor ;
Le corps t’arrête en ton essor,
Et malgré toi t’attire à terre.

Mais patience ! il vient un jour
Où l’âme n’est plus prisonnière,
Où brisant ses entraves, fière,
Elle s’élance avec amour
Vers son aérien séjour
Pour s’y noyer dans la lumière !

Ô mon âme ! ayons bon espoir,
Dieu, sans doute, a marqué notre heure ;
Jamais l’éternité ne leurre ;
Un beau jour amène un beau soir ;
Ô mon âme, ayons bon espoir,
Car si tout passe, Dieu demeure !


C’est dans ces hautes et sereines pensées que Julie Hasdeu s’est endormie. Elle est morte de la phtisie, dit la médecine ; du désir du vrai, de la soif de l’infini, dit une science plus haute et plus idéaliste.