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PREMIÈRE PARTIE.

Je restai naturellement de quelques pas en arrière dans la promenade ; je crus remarquer un moment d’hésitation dans Léonce : cependant il prit une feuille sur le même arbre ou j’en cueillais une, et je commençai alors la conversation :

« Ne vous dois-je pas quelques remercîments, lui dis-je, pour le secours que vous m’avez accordé ? — Je vous défendrai toujours avec bonheur, madame, me répondit-il, quand même je me permettrais de ne pas vous approuver. — Et quel tort avais-je donc ? lui dis-je avec assez d’émotion. — Pourquoi, belle Delphine ! reprit-il, pourquoi soutenez-vous des opinions qui réveillent tant de passions haineuses, et contre lesquelles, peut-être avec raison, les personnes de votre classe ont un si grand éloignement ? » Pour la première fois, ma chère Louise, je me rappelai cette lettre à M. Barton, que j’avais entièrement oubliée depuis que je voyais Léonce ; l’accent de sa voix, l’expression de sa figure, la retracèrent à ma mémoire, et je répondis, avec plus de froideur que je ne l’aurais fait peut-être sans ce souvenir. « Monsieur, lui dis-je, il ne convient point à une femme de prendre parti dans les débats politiques ; sa destinée la met à l’abri de tous les dangers qu’ils entraînent, et ses actions ne peuvent jamais donner de l’importance ni de la dignité à ses paroles ; mais si vous voulez connaître ce que je pense, je ne craindrai point de vous dire que, de tous les sentiments, l’amour de la liberté me parait le plus digne d’un caractère généreux. — Vous ne m’avez pas compris, répondit Léonce, avec un regard plus doux, et qui n’était pas sans quelque mélange de tristesse ; je n’ai pas entendu discuter avec vous des opinions sur lesquelles le caractère de ma mère, et, si vous le voulez, les préjugés et les mœurs du pays où j’ai été élevé, ne me permettent pas d’hésiter ; je désirerais seulement savoir s’il est vrai que vous vous livriez souvent à témoigner votre sentiment à ce sujet, et si nul intérêt ne pourrait vous en détourner. Ces questions sont bien indiscrètes et bien inconvenables ; mais je vous crois cette intelligence supérieure qui pénètre jusqu’à l’intention, de quelques nuages qu’elle soit enveloppée : vous devez donc me pardonner. »

Ces derniers mots attirèrent toute ma confiance ; et, me laissant aller à ce mouvement, je lui dis avec assez de chaleur : « Je vous atteste, monsieur, que je n’ai jamais pris à ces opinions d’autre part que celle qui résulte de la conversation ; elle promène l’esprit sur tous les sujets : celui-là revient plus souvent maintenant, et j’ai quelquefois cédé à l’intérêt qu’il inspire ; mais si j’avais eu des amis qui attachassent le moindre