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DELPHINE.

la vie, et je ne pouvais le soir me persuader qu’il ne s’était passé autour de moi aucun événement extraordinaire.

Chaque mot de Léonce ajoutait à mon estime, à mon admiration pour lui : sa manière de parler était concise, mais énergique ; et quand il se servait même d’expressions pleines de force et d’éloquence, on croyait entrevoir qu’il ne disait qu’à demi sa pensée, et que dans le fond de son cœur restaient encore des richesses de sentiment et de passion qu’il se refusait à prodiguer. Avec quelle promptitude il m’entendait ! avec quel intérêt il daignait m’écouter ! Non, je ne me fais pas l’idée d’une plus douce situation : la pensée excitée par les mouvements de l’âme, les succès de l’amour-propre changés en jouissances du cœur, oh ! quels heureux moments ! et la vie en serait dépouillée !

Je m’aperçus cependant que Mathilde, par ses gestes et sa physionomie, témoignait assez d’humeur. Madame de Vernon, qui se plaît ordinairement à causer avec moi, parlait à son voisin sans avoir l’air de s’intéresser à notre conversation ; enfin elle prit le bras de madame du Marset, et lui dit assez haut pour que je l’entendisse : « Ne voulez-vous pas jouer, madame ? ce qu’on dit est trop beau pour nous. » Je rougis extrêmement à ces mots, je me levai pour déclarer que je voulais être aussi de la partie ; Léonce m’en fit des reproches par ses regards. M. Barton vint vers moi, et me dit avec une bienveillance qui me toucha : « Je croirais presque vous avoir entendue pour la première fois aujourd’hui, madame ; jamais le charme de votre conversation ne m’avait tant frappé. » Ah ! qu’il m’était doux d’être louée en présence de Léonce ! Il soupira, et s’appuya sur la chaise que je venais de quitter. M. Barton lui dit à demi-voix : « Ne voulez-vous pas vous approcher de mademoiselle de Vernon ? — De grâce, laissez-moi ici, » répondit Léonce. Ces mots, je les ai entendus, Louise, et leur accent surtout ne peut être oublié.

Quand la partie fut arrangée, Léonce, resté presque seul avec Mathilde, vint lui parler ; mais la conversation me parut froide et embarrassée. Je ne savais ce que je faisais au jeu ; madame du Marset en prenait beaucoup d’humeur ; madame de Vernon excusait mes fautes avec une bonté charmante : sa grâce fut parfaite pendant cette partie, et j’en fus si touchée, que je ne me rapprochai plus de Léonce : il me semblait que la douceur de madame de Vernon l’exigeait de moi. Elle voulut me retenir pour causer seule avec elle ; je m’y refusai ; je ne veux pas lui cacher ce que j’éprouve : qu’elle le devine, j’y