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DELPHINE.

céleste : elle s’éloigna ; mais je n’oublierai jamais sa physionomie dans cet instant. Ô pitié ! douce pitié ! s’il suffit de ton émotion pour la rendre si belle, que serait-elle donc si l’amour répandait son charme sur ses traits ? Oui, mon ami, chacune des grâces de cette figure est le signe aimable d’une qualité de l’âme. Sa taille, qui se balance et se plie mollement quand elle marche, comme si ses pas avaient besoin d’appui ; ses regards, qui peignent une intelligence supérieure, et cependant un caractère timide ; tout exprime en elle ce rare contraste que vous m’aviez vous-même indiqué, lorsque, dans notre voyage, vous me disiez qu’elle réunissait un esprit très-indépendant à un cœur dévoué et facilement asservi quand elle aime. C’est ainsi que vous m’expliquiez son amitié presque soumise pour madame de Vernon. N’allez pas vous reprocher, mon cher Barton, l’impression que madame d’Albémar m’a faite : je n’ai rien appris de vous ; ce sont ses regards qui m’ont tout dit.

Ne croyez pas, cependant, que je me livre sans réflexion à l’attrait qu’elle m’inspire ; je sais quels sont mes devoirs envers ma mère : je n’ai point encore examiné la force des engagements qu’elle a pris avec madame de Vernon, jusques à quel point ils me lient ; mais je ne vous cache point que depuis que j’ai vu madame d’Albémar, il me serait odieux de me prononcer que je ne suis plus libre : il se peut que je ne le sois plus, mais laissez-moi le temps d’en juger moi-même. Mon cher maître, si de la manière la plus indirecte je crois l’honneur de ma mère intéressé à mon mariage avec mademoiselle de Vernon, il sera, fait, vous n’en doutez pas. Pourquoi craindriez-vous donc de m’aider à gagner du temps ? Adieu, je vous attends ce matin, mais je suis bien aise de vous avoir écrit tout ce que contient cette lettre ; vous le savez à présent, et il m’en aurait coûté de vous le dire.

LETTRE XXII. — DELPHINE À MADEMOISELLE D’ALBÉMAR.
Ce 3 juin.

Léonce est beaucoup mieux : il sortira bientôt ; je ne l’ai pas revu. Madame de Vernon est retournée seule chez lui ; je ne l’aurais pas suivie, mais elle ne me l’a pas proposé. Je n’ai pas non plus aperçu M. Barton ; il a quitté Léonce pour ses affaires, qui sont sans doute les affaires du mariage. Quand je reverrai M. de Mondoville, ce sera peut-être pour signer son contrat comme parente de son épouse. Ma Louise, Léonce