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DELPHINE.

pour un homme qui a de la fierté, c’est d’avoir à supporter la moindre altération de cette intacte renommée d’honneur et de délicatesse, le premier trésor de la vie. J’ai cessé de combattre en moi ces sentiments, je les ai reconnus pour invincibles ; toutefois, s’ils pouvaient jamais se trouver en opposition avec la véritable morale, j’en triompherais, du moins je le crois, et c’est à vos leçons, mon cher maître, que je dois cet espoir ; mais, dans toutes les résolutions qui ne regardent que moi seul, j’aurais tort de vouloir lutter contre un défaut que je ne puis braver qu’en sacrifiant ton mon bonheur. Il vaut mieux exposer mille fois sa vie que de faire souffrir son caractère.

J’ose croire que je ne rends pas malheureux ce qui m’entoure : pourquoi donc voudrais-je me tourmenter par des efforts peut-être inutiles, et sûrement très-douloureux ? La considération que je veux obtenir dans le monde ne doit-elle pas servir à honorer tout ce qui m’aime ? Un homme n’est-il pas le protecteur de sa mère, de sa sœur, et surtout de sa femme : Ne faut-il pas qu’il donne à la compagne de sa vie l’exemple de ce respect pour l’opinion qu’il doit à son tour exiger d’elle. Savez-vous pourquoi, jusqu’à présent, je me suis défendu contre l’amour, quoique je sentisse bien avec quelle violence il pourrait s’emparer de moi ? C’est que j’ai craint d’aimer une femme qui ne fût point d’accord avec moi sur l’importance que j’attache à l’opinion, et dont le charme m’entraînât, quoique sa manière de penser me fit souffrir. J’ai peur d’être déchiré par deux puissances égales : un cœur sensible et passionné, un caractère fier et irritable.

Ma mère a peut-être raison, mon cher Barton, en me faisant épouser une personne qui n’exercera pas un grand empire sur moi, mais dont la conduite est dirigée par les principes les plus sévères. Cependant, hélas ! je vais donc, à vingt-cinq ans, renoncer pour toujours à l’espoir de m’unir à la femme que j’aimerais, à celle qui comblerait le vide de mon cœur par toutes les délices d’une affection mutuelle ! Non, la vie n’est pas cet enchantement que mon imagination a rêvé quelquefois ; elle, offre mille peines inévitables, mille périls à redouter, pour sa réputation, pour son repos, mille ennemis qui vous attendent : il faut marcher fermement et sévèrement dans cette triste route, et se garantir du blâme en renonçant au bonheur.

Après avoir lu cette lettre, serez-vous content de moi, mon cher maître ? Songez cependant avec quelque plaisir que votre