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DELPHINE.

place des remèdes à côté de tous les maux : l’homme faible ne hasarde rien ; l’homme fort soutient tout ce qu’il avance ; mais l’homme faible, conseillé par l’homme fort, marche pour ainsi dire par saccades, entreprend plus qu’il ne peut, se donne des défis à lui-même, exagère ce qu’il ne sait pas imiter, et tombe dans les fautes les plus disparates : il réunit les inconvénients des caractères opposés, au lieu de concilier avec art leurs divers avantages.

Charles de Mondoville a laissé pénétrer à la famille de mademoiselle de Sorane qu’il suivait mes avis presque malgré lui : c’est ainsi qu’il a dirigé sur moi toute leur haine. M. de Sorane a été obligé de faire faire un très-mauvais mariage à sa sœur, pour étouffer le plus promptement possible l’éclat de son aventure. La crainte de ce même éclat l’a empêché de se battre avec moi ; il a regardé l’assassinat comme une vengeance plus obscure et plus certaine, et il avait imaginé sans doute que si j’étais tué dans les montagnes des Pyrénées, on attribuerait ma mort à des voleurs français ou espagnols qui sont en assez grand nombre sur les frontières des deux pays.

Si je ne savais pas que M. de Sorane a été réellement très-malheureux de la honte de sa sœur, s’il n’avait pas raison de m’accuser de la résistance de mon cousin à ses désirs, je livrerais son crime à la justice des lois. Mais, m’étant vu forcé, par un concours funeste de circonstances, à sacrifier la réputation de mademoiselle de Sorane à l’honneur de ma famille, j’ai cru devoir taire le nom d’un homme qui n’était devenu mon assassin que pour venger sa sœur. Sa haine contre moi était naturelle ; le mal que je lui avais fait tenait peut-être à un défaut de mon caractère : vous m’avez souvent dit que l’opinion avait trop d’empire sur moi. S’il est vrai que M. de Sorane ait réellement à se plaindre de ma conduite, je lui dois le secret sur un crime que j’ai provoqué : je le lui ai gardé ; il vous sera sacré comme à moi-même.

Mais je le prévois, mon cher Barton, tremblant encore du danger que j’ai couru, vous aurez une aimable colère contre votre élève, pour avoir exposé si légèrement cette vie dont vous et ma mère daignez avoir besoin. Cette pensée m’est venue, non sans quelques regrets, lorsque je me croyais près de mourir. Peut-être aurais-je pu laisser mon parent à lui-même, quoiqu’il fût de mon sang, quoiqu’il portât mon nom ; mais, je vous le demande, à vous qui avez bien plus de modération que moi dans votre manière de juger, et qui n’attachez pas autant d’importance à ce qu’on peut dire dans le monde, si je