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PREMIÈRE PARTIE.

êtes jeune, belle, vous avez pitié d’un vieillard ; mais vous ne pouvez pas vous faire une idée des dernières douleurs d’une existence sans avenir, sans espoir ? Vous ne le connaissiez pas, mon ami, mon noble ami, que des monstres ont assassiné. Pourquoi ne veut-il pas les nommer ? Je les connais, je les ferai connaître ; ils ne vivront point après avoir fait périr ce que le ciel avait formé de meilleur. » Alors il se rappelait les traits les plus aimables de l’enfance et de la jeunesse de son élève ; ce n’était plus le beau, le fier, le spirituel Léonce qu’il me peignait ; il ne se retraçait plus les grâces et les talents qui devaient plaire dans le monde : il ne parlait que des qualités touchantes dont le souvenir s’unit avec tant d’amertume à l’idée d’une séparation éternelle.

J’étais agitée avec une incertitude cruelle. Devais-je, en rappelant à M. Barton que Léonce le demandait auprès de lui, fixer son imagination sur la possibilité de le revoir encore, et de contribuer peut-être à le guérir ? M. Barton ne m’avait pas dit un seul mot qui indiquât cette pensée. La craignait-il, redoutait-il une seconde douleur après un nouvel espoir ? Ma chère Louise, avec quel tremblement l’on parle à un homme vraiment malheureux ! Comme on a peur de ne pas deviner ce qu’il faut lui dire, et de toucher maladroitement aux peines d’un cœur déchiré !

Enfin, je dis à M. Barton qu’il devait partir, et que peut-être il pouvait encore se flatter de retrouver Léonce : ce dernier mot, dont j’attendais tant d’effet, n’en produisit aucun ; il m’entendit tout de suite, mais sans se livrer à l’espoir que je lui offrais. À l’âge de M. Barton, le cœur n’est point mobile, les impressions ne se renouvellent pas vite, et le même sentiment oppresse sans aucun intervalle de soulagement.

Néanmoins, depuis cet instant, il ne parla plus que de son départ : il me demanda de retourner chez madame de Vernon ; j’en donnai l’ordre. Je convins avec lui qu’il partirait le soir même avec ma voiture, et que l’un de mes domestiques, plus jeune que le sien, courrait devant lui pour hâter son voyage. Il était un peu ranimé par l’occupation de ces détails : tant qu’il reste une action à faire pour l’être qui nous intéresse, les forces se soutiennent et le cœur, ne succombe pas. Nous arrivâmes enfin chez ma tante : en songeant à la peine qu’elle allait éprouver, j’étais saisie moi-même de la plus vive émotion. Je laissai M. Barton entrer seul chez madame de Vernon, et je restai quelques minutes dans le salon pour reprendre mes sens ; enfin, domptant cette faiblesse qui m’empêchait de con-