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PREMIÈRE PARTIE.

dire qu’un seul mot, c’est qu’il désirait voir son instituteur, actuellement à Paris chez madame de Vernon. Ce pauvre M. Léonce de Mondoville m’était recommandé par un négociant de Madrid, et je l’attendais hier au soir ; mais je ne croyais pas qu’on me l’apportât dans ce triste, état.

En traversant les Pyrénées, il a fait quelques pas à pied, laissant passer sa voiture devant lui avec son domestique ; à la nuit tombante, il a reçu deux coups de poignard près du cœur, par deux hommes qu’il connaît, à ce que j’ai pu comprendre d’après quelques mots qu’il a prononcés, mais qu’il n’a jamais voulu nommer. Son domestique, ne le voyant point venir, est retourné sur ses pas, il l’a trouvé sans connaissance au milieu du chemin de la forêt : on a appelé des paysans, et, avec leur secours, il a été apporté chez moi sans reprendre ses sens ; on le croyait mort. Cependant depuis une heure il a parlé, comme je l’ai dit, pour demander que son instituteur vint en toute hâte auprès de lui, et qu’on se gardât bien d’informer sa mère de son état.

Le juge s’est transporté chez moi pour écrire sa déposition sur les assassins. Il a refusé de rien répondre, ce qui me paraît vraiment trop beau ; mais, du reste, il est impossible d’être plus intéressant ; et c’est avec une vraie douleur, mademoiselle, que je me vois forcé de vous apprendre que les médecins ont déclare ses blessures mortelles. Il est si beau, si jeune, si bon, que cela fait pleurer tout le monde ; et ma pauvre famille en particulier s’en désole vivement. Ne perdez pas de temps, je vous prie, mademoiselle, pour faire venir son instituteur. Il arrivera trop tard, mais enfin il nous dira ce que nous avons à faire. J’ai l’honneur d’être, avec respect, mademoiselle, votre très-humble et très-obéissant serviteur.

Télin, négociant à Bayonne.
LETTRE XIV. — DELPHINE À MADEMOISELLE D’ALBÉMAR.
Ce 19 mai.

Ah ! ma chère sœur, quelle nouvelle vous m’apprenez ! Je suis dans une angoisse inexprimable, craignant de perdre, une minute pour avertir M. Barton, et frémissant de la douleur que je suis condamnée à lui causer. Il faut aussi prévenir madame de Vernon et Mathilde. Combien je sens vivement leurs peines ! Ma pauvre Sophie ! le fils de son amie ! l’époux de sa fille ! et Mathilde ! Ah ! que je me reproche d’avoir blâmé l’excès de sa dévotion !