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PREMIÈRE PARTIE.

lui dis-je avec assez de vivacité. — Par discrétion, madame ; par discrétion, me répéta-t-il d’une manière un peu affectée. — Je le vois, repris-je, vous croyez que j’aime M. de Serbellane. » Concevez-vous, ma chère Louise, que j’aie manqué de mesure au point de parler ainsi à un homme que je connaissais à peine ? Mais j’avais eu trop d’émotion depuis une heure, et j’étais si agitée, que mon trouble même me faisait parler sans avoir le temps de réfléchir à ce que je disais. « Je ne crois rien, madame, me répondit M. Barton ; de quel droit… — Ah ! que je déteste ces tournures, lui dis-je, avec une personne de mon caractère ! — Mais, permettez-moi, madame, de vous faire observer, interrompit M. Barton, que je n’ai pas l’honneur de vous connaître depuis longtemps. — C’est vrai, lui dis-je ; cependant il me semble qu’il est bien facile de me juger en peu de moments ; mais, je vous le répète, je ne l’aime point, M. de Serbellane, je ne l’aime point ; s’il en était autrement, je vous le dirais. — Vous auriez tort, me répondit M. Barton ; je n’ai point encore mérité cette confiance. »

Toujours plus déconcertée par sa raison, et cependant toujours plus inquiète de l’opinion qu’il pouvait prendre de mes sentiments pour M. de Serbellane, une vivacité que je ne puis concevoir, que je ne puis me pardonner, me fit dire à M. Barton : « Ce n’est pas de moi, je vous jure, que M. de Serbellane est occupé. » Je n’achevai pas cette phrase, tout insignifiante qu’elle était, je ne l’achevai pas, ma sœur, je vous l’atteste ; elle ne pouvait rien apprendre ni rien indiquer à M. Barton ; néanmoins je fus saisie d’un remords véritable au premier mot qui m’échappa ; je cherchai l’occasion de me retirer ; et réfléchissant sur moi-même, je fus indignée du motif coupable qui m’avait causé tant d’émotion.

Je craignais, je ne puis me le cacher, je craignais que M. Barton ne dit à Léonce que mes affections étaient engagées ; je voulais donc que Léonce pût me préférer à ma cousine. C’est moi qui fais ce mariage ; c’est moi qui suis liée par un sentiment presque aussi fort que la reconnaissance, par les services que j’ai rendus, les remerciements que j’en ai recueillis, la récompense que j’en ai goûtée ; mon amie se flatte du bonheur de sa fille, elle croit me le devoir, et ce serait moi qui songerais à le lui ravir ? Quel motif m’inspire cette pensée ? un penchant de pure imagination pour un homme que je n’ai jamais vu, qui peut-être me déplairait si je le connaissais ! Que serait-ce donc si je l’aimais ! Et néanmoins les sentiments de délicatesse les plus impérieux ne devraient-ils pas imposer silence même à un3