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CONCLUSION.

criminel, et vers cette époque de la vie où le cœur, encore pur, encore sensible, est un hommage digne du ciel. »

Ces douces paroles avaient attendri Léonce, et pendant quelques moments il parut plongé dans une religieuse méditation. Tout à coup, en approchant de la plaine, la musique se fit entendre, et joua une marche, hélas ! bien connue de Léonce et de Delphine. Léonce frémit en la reconnaissant : « Ô mon amie ! dit-il, cet air, c’est le même qui fut exécuté le jour où j’entrai dans l’église pour me marier avec Mathilde. Ce jour ressemblait à celui-ci ; je suis bien aise que cet air annonce ma mort. Mon âme a ressenti dans ces deux situations presque les mêmes peines ; néanmoins, je te le jure, je souffre moins aujourd’hui. » Comme il achevait ces mots, la voiture s’arrêta devant la place où il devait être fusillé. Il ne voulut plus alors s’abandonner à des sentiments qui pouvaient affaiblir son cœur. Il descendit rapidement du char, et s’avança en faisant signe à M. de Serbellane de veiller sur Delphine. Se retournant alors vers la troupe dont il était entouré, il dit avec ce regard qui avait toujours commandé le respect : « Soldats, vous ne banderez pas les yeux à un brave homme ; indiquez-moi seulement à quelle distance de vous il faut que je me place, et visez-moi au cœur : il est innocent et fier, ce cœur, et ses battements ne seront point hâtés par l’effroi de la mort ! Allons. » Avant de s’avancer à la place marquée, il se retourna encore une fois vers Delphine ; elle était tombée dans les bras de M. de Serbellane ; il se précipita vers elle, et entendit M. de Serbellane qui s’écriait : « Malheureuse ! elle a pris le poison qu’elle m’avait demandé pour Léonce : c’en est fait, elle va mourir ! »

Léonce alors jeta des cris de désespoir qui arrachèrent des larmes à tous ceux qui l’avaient vu si calme, un moment auparavant, quand il marchait à la mort ; personne n’osait prononcer un mot ni faire un mouvement, en contemplant ce cruel spectacle. Delphine revint à elle, à travers les convulsions de la mort, et put encore dire à Léonce, qui tenait sa main à genoux : « Mon ami, je devais mon courage à la mort que je portais dans mon sein. » Et comme Léonce s’accusait de barbarie pour avoir consenti qu’elle le suivît jusqu’au supplice : « Ah ! mon ami, lui dit-elle encore, remercie la nature de m’avoir épargné les heures où je t’aurais survécu ; pardonne-moi, Léonce, si j’ai imposé la plus grande douleur à l’âme la plus forte, c’est toi qui d’un instant me survis ; je ne meurs pas sans toi, ma main tient encore la tienne : le dernier souffle de ma vie est recueilli dans ton sein. Ces soldats, je les vois