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DELPHINE.

parmi eux quelques-uns seront pardonnés ! Vous m’aviez accordé la jeunesse, la beauté, tous les dons de la vie, et je la rejette loin de moi, cette vie ; il faut donc que j’aie bien souffert ! Et je souffrirais éternellement ! et vous n’accepteriez pas mon repentir ! Non, vous l’acceptez, je le sens ; une force nouvelle renaît en moi ; j’entends le char, j’entends les pieds des chevaux qui vont entraîner ce que j’aime ; je vais l’entretenir de vous, mon Dieu ! bénissez mes paroles ; et quand ma voix serait impie, quand vous rejetteriez mes prières pour moi-même, faites que celui qui va m’entendre éprouve en m’écoutant les sentiments religieux qui obtiendront pour lui votre miséricorde ! » Elle descendit alors d’un pas ferme, et rejoignit Léonce au moment où il montait sur le char.

Delphine marcha près de lui, et les soldats, par pitié pour elle, ralentissaient la marche, et faisaient souvent arrêter la voiture pour lui donner le temps de parler à Léonce. M. de Serbellane, qui la suivait, répandait de l’argent pour obtenir que personne ne s’opposât à ces instants de retard. Delphine eut d’abord le désir d’avouer à son ami qu’elle venait de s’assurer la mort ; elle aurait trouvé quelque douceur à lui confier cette funeste et dernière preuve de la tendresse passionnée qu’elle éprouvait pour lui ; mais, tout entière à la solennité du devoir dont elle était chargée, elle craignit qu’après un tel aveu, Léonce, uniquement occupé d’elle, ne donnât plus un moment aux sentiments religieux dont elle voulait le pénétrer ; et, quoi qu’il pût lui en coûter, elle résolut de taire son secret pour entretenir Léonce de pitié plutôt que d’amour.

En traversant la ville, la multitude qui les environnait de toutes parts se permit d’indignes injures contre celui qu’elle croyait criminel, puisqu’il était condamné. Léonce rougissait et pâlissait tour à tour d’indignation et de fureur. « Dédaigne, lui disait Delphine, ces misérables insultes ; bannis de ton âme tous les sentiments amers ; ah ! nous allons entrer dans le séjour de l’indulgence et de l’oubli, dans le séjour où nos ennemis ne seront point écoutés. Vois ce ciel, comme il est pur, comme il est serein ! l’auteur de ces merveilles pourrait-il n’avoir abandonné que nous ? Cet asile vers lequel nos cœurs s’élancent, Léonce, c’est le nôtre ; nous y sommes appelés. L’amour que je sens pour toi ne m’a-t-il pas été inspiré par mon Créateur ? il ne désunira point deux êtres qu’il a rendus nécessaires l’un à l’autre. Léonce, ta conduite a été sans reproches, c’est la mienne seule qu’il faut accuser ; mais tu me feras recevoir dans la région du ciel qui t’est destinée. Tu diras, oui,