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DELPHINE.

toute la passion d’une vie entière soit renfermée dans cet instant ! » La porte s’ouvrit, et les soldats remplirent la chambre.

Delphine, se relevant avec dignité, adressa la parole aux soldats : « J’étais aux genoux, leur dit-elle, du plus estimable des hommes, du plus admirable caractère qui ait jamais existé ; je lui devais cet hommage. Vous allez le conduire au supplice ; votre aveugle obéissance ferme vos cœurs à la pitié ; mais qu’ai-je dit ? ne vous offensez pas, j’ai besoin de vous implorer encore : permettez-moi de suivre mon ami jusqu’à la mort. — Madame, répondit l’officier, on n’accorde d’ordinaire cette permission qu’au prêtre qui exhorte les condamnés avant de mourir. — Eh bien, reprit Delphine, je saurai remplir cet auguste ministère. Léonce, dit-elle en se retournant vers lui, la religion donne aux malheureux qui marchent au supplice un ami pour les consoler, veux-tu que je sois cet ami ? Je te parlerai, comme lui, au nom d’un Dieu de bonté : un instant j’ai douté, je trouvais le malheur qui m’accablait plus grand que mes fautes ; mais à présent les espérances religieuses sont revenues dans mon cœur : le ciel me les a rendues, je te les ferai partager. — Ce que tu veux entreprendre, répondit Léonce, est au-dessus de tes forces. — Non, je l’ai résolu, reprit Delphine ; tu me verras te suivre d’un pas ferme, avec une âme courageuse, je ne suis plus agitée ; pourquoi n’aurais-je pas maintenant le même calme que toi ? — Madame, reprit l’officier, on conduira le condamné sur un char, jusqu’à une demi-lieue de la ville, dans la plaine où il doit être fusillé ; vous ne serez pas en état de le suivre jusque-là. — Je le pourrai, répondit-elle. — Ah ! s’écria Léonce, dois-je accepter ce généreux effort ? — Tu le dois, interrompit Delphine. » Et M. de Serbellane entrant dans ce moment, il obtint pour lui-même aussi d’accompagner madame d’Albémar. Léonce, incertain encore s’il devait consentir ce qu’exigeait son amie, consulta M. de Serbellane. « Ne vous opposez pas, répondit-il, au vœu que madame d’Albémar exprime avec tant d’instance ; si elle peut vous survivre, ce n’est qu’après avoir épuisé toutes les douleurs ; laissez-la s’y livrer, ne lui refusez rien. »

— J’ai besoin, reprit Delphine, d’un moment de recueillement avant ce grand acte de courage ; accordez-le-moi, dit elle en s’adressant au chef de la garde, votre char funèbre n’est point encore arrivé. » Le chef de la garde consentit ; le geôlier murmura qu’il n’avait point de chambre seule à donner, excepté une dans laquelle était mort un prisonnier cette nuit même. Delphine n’entendit point ce qu’il disait ; et M. de Serbellane, occupé à recueillir dans un dernier entretien les volontés de