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PREMIÈRE PARTIE.

vais sentiments qui se cachent longtemps au fond de notre cœur avant d’en usurper l’empire.

Depuis quelques jours, M. Barton me parlait sans cesse de Léonce ; il me racontait des traits de sa vie qui le caractérisent comme la plus noble des créatures. Il m’avait une fois montré un portrait de lui, que Mathilde avait refusé de voir, avec une exagération de pruderie qui n’était en vérité que ridicule ; et ce portrait, je l’avoue, m’avait frappée. Enfin M. Barton se plaisant tous les jours plus avec moi, me laissa entrevoir avant-hier, à la fin de notre conversation, qu’il ne croyait pas le caractère de Mathilde propre à rendre Léonce heureux, et que j’étais la seule femme qui lui eût paru digne de son élève. De quelques détours qu’il enveloppât cette insinuation, je l’entendis très-vite ; elle m’émut profondément ; je quittai M. Barton à l’instant même, et je revins chez moi inquiète de l’impression que j’en avais reçue. Il me suffit cependant d’un moment de réflexion pour rejeter loin de moi des sentiments confus que je devais bannir dès que j’avais pu les reconnaître. Je résolus de ne plus m’entretenir en particulier avec M. Barton, et je crus que cette décision avait fait entièrement disparaître l’image qui m’occupait. Mais hier, au moment où j’arrivai chez madame de Vernon, M. Barton s’approcha de moi, et me dit : « Je viens de recevoir une lettre de M. de Mondoville, qui m’annonce son départ d’Espagne ; ayez la bonté de la lire. » En achevant ces mots, il me tendit cette lettre. Quel prétexte pour la refuser ? D’ailleurs ma curiosité précéda ma réflexion ; mes yeux tombèrent sur les premières lignes de la lettre, et il me fut impossible de ne pas l’achever. En effet, ma chère Louise, jamais on n’a réuni dans un style si simple tant de charmes différents ! de la noblesse et de la bonté, des expressions toujours naturelles, mais qui toutes appartenaient à une affection vraie et à une idée originale ; aucune de ces phrases usées qui ne peignent rien que le vide de l’âme ; de la mesure sans froideur, une confiance sérieuse, telle qu’elle peut exister entre un jeune homme et son instituteur ; mille nuances qui semblent de peu de valeur, et qui caractérisent cependant les habitudes de la vie entière, et cette élévation de sentiments, la première des qualités, celle qui agit comme par magie sur les âmes de la même nature. Cette lettre était terminée par une phrase douce et mélancolique sur l’avenir qui l’attendait, sur ce mariage décidé sans qu’il eût jamais vu Mathilde : la volonté de sa mère, disait-il, avait pu seule le contraindre à s’y résigner. Je relus ce peu de mots plusieurs fois. Je crois que M. Barton le remarqua, car il